Spectacle très attendu de cette 77e édition du Festival d’Avignon, l’adaptation par la metteuse en scène du documentaire de Frederick Wiseman déçoit. Malgré la finesse de jeu de sa belle troupe de comédiens, la patronne du Théâtre Gérard-Philipe échoue à donner un relief singulier à ces existences brisées.
Au pied du mur de la Cour d’honneur du Palais des Papes, le cadre de jeu de Welfare apparaît dans son immensité crue, presque cruelle. Garni de praticables, gradins, paniers de basket et autres accessoires à visée récréative, le centre d’aide imaginé par Julie Deliquet porte encore les stigmates du gymnase qu’il fût avant de devenir cette structure d’assistance aux plus démunis, ce dernier phare dans la nuit sociale, cette ultime station avant l’exclusion définitive. Au centre de cet espace paradoxalement froid et inhumain, quasi monstrueux, trône un guichet qui façonne l’ensemble des relations des individus en présence. Par sa seule existence, il scinde cette mini-société en deux camps, celui des agents et celui des usagers, celui des aidants et celui des aidés, celui de ceux qui peuvent encore tendre la main et celui de ceux qui n’ont presque plus assez de force pour la saisir. Point de contact entre deux mondes, interface précaire entre deux rives, ce plot en contreplaqué est aussi un lieu d’affrontement, de méfiance, voire de défiance, entre deux groupes qui, l’un comme l’autre, peinent à y croire, mais ont pour seule solution, ou pour unique mission, de cohabiter.
Dans ce centre d’aide sociale du New-York du début des années 1970, où Frederick Wiseman avait posé sa caméra pour donner naissance à son film documentaire Welfare dont Julie Deliquet s’empare aujourd’hui, il n’est plus question de vie, mais de survie. Mère célibataire, immigrée désemparée, seniors déboussolés, vétéran de la guerre de Corée délaissé, travailleur sans-abri, tous se succèdent pour réclamer ces dizaines ou centaines de dollars mensuels qui leur permettent d’assurer un semblant de subsistance. D’apparence dérisoire, cette aumône étatique est vitale aux yeux de ces femmes et de ces hommes qui, pour la plupart, au-delà de leurs difficultés économiques, cumulent les handicaps, qu’ils soient d’ordre physique ou psychologique. Face à eux, se tiennent quatre agents, employés ou superviseurs, qui prennent rapidement l’allure de relais brinquebalants de la solidarité nationale. Sous la protection d’un sergent qui empêche tout débordement, ils sont, presque autant que les demandeurs, soumis au poids d’une institution bureaucratique qui, au lieu de la faciliter, paraît entraver la mise en place de l’aide aux plus démunis. Sous-tendue par des procédures complexes et par une collection de dossiers à remplir, cette logique d’assistance se transforme en machine à broyer les individus, déjà foncièrement éreintés par une société qui les a laissés sur le bord de la route.
Pour quiconque aurait déjà vécu une telle expérience, y compris auprès d’institutions gérant des cas parfois moins désespérés comme la Caisse d’allocations familiales, Pôle Emploi ou la Sécurité sociale, cette situation ancrée dans l’Amérique de Nixon n’est pas très éloignée de celle de la France d’aujourd’hui. La crainte de ne pas rentrer dans la bonne case, les renvois incessants vers d’autres guichets, les démarches inadaptées, dans leur lourdeur comme dans leur aspect générique, à l’urgence et à la singularité des parcours de vie y sont les mêmes, et contribuent à donner à l’aide sociale le visage d’un monstre froid, d’une impasse amère, d’un mur qui ne serait doté d’aucune prise et échouerait à jouer le rôle de corde de rappel. Ces écueils, Frederick Wiseman et Julie Deliquet dans son sillage les révèlent parfaitement au long d’une unique journée où le pouvoir de la parole et du langage, gangréné par des explications à n’en plus finir, n’aura jamais semblé aussi inefficient. De cet achoppement, émane une colère, légitime, mais aucun misérabilisme, dont le réalisateur américain et la metteuse en scène française ont veillé, chacun à leur manière, à se prémunir. Le premier grâce à l’esthétisme et la seconde par le truchement de la distanciation, usitée, malheureusement, jusqu’à l’excès.
Car, contrairement à ce qu’elle avait su brillamment faire dans ses précédentes adaptations d’oeuvres cinématographiques ou télévisuelles – Fanny et Alexandre, Un conte de Noël, Huit heures ne font pas un jour –, Julie Deliquet ne semble, cette fois, pas avoir trouvé la forme théâtrale adéquate pour donner du relief à la myriade de témoignages récoltés par Frederick Wiseman. En cherchant, sans doute, à prendre le contre-pied de la logique de gros plans utilisés par le cinéaste, elle instaure une distance entre et avec les personnages qui entravent toute possibilité d’empathie envers eux, et de lutte entre eux. Au milieu de l’immense plateau de la Cour d’honneur du Palais des Papes, tous semblent un peu perdus, écrasés, rapetissés, dans un ensemble par trop flottant qui ne rend jamais vraiment grâce aux récits de vie intimistes et échoue à faire monter une quelconque tension. Insuffisamment aiguisés, les moments de confrontation entre les agents et les demandeurs, tout comme les intermèdes scéniquement anecdotiques et dramaturgiquement très faibles, paraissent alors, à quelques rares exceptions près, tourner en rond, s’enfermer dans une forme de redite et être progressivement recouverts, en dépit des existences singulières, par un vernis beaucoup trop ordinaire.
Pourtant, les comédiens, fidèles ou nouveaux venus dans la troupe de Julie Deliquet, sont pour l’immense majorité d’entre eux excellents et donnent, chacun à leur endroit, une profondeur aux personnages qu’ils endossent. Très bien guidés par la metteuse en scène, qui étonne toujours par la qualité remarquable de sa direction d’acteurs, ils deviennent les dépositaires des voix de ces exclus ou de ces agents pris entre deux feux, sans pour autant chercher à les incarner. Au plateau, le travail préalable, fin, précis, affûté, y compris dans la gestuelle savamment calibrée, se ressent et permet notamment à Astrid Bayiha ou Vincent Garanger de s’illustrer. Malheureusement, peut-être trop contrainte par la structure originelle du film de Frederick Wiseman, Julie Deliquet ne parvient jamais réellement à dépasser cette constellation d’individualités pour constituer ce collectif dont l’élan fait habituellement tout le sel de son théâtre. Exceptions faites de quelques trop rares moments de solidarité, tous apparaissent alors comme des âmes combattives, mais solitaires, qui, à défaut d’attendre Godot, attendent un miracle qui, de façon regrettable et rageante, ne viendra jamais.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Welfare
D’après le film de Frederick Wiseman
Traduction Marie-Pierre Duhamel Muller
Mise en scène Julie Deliquet
Avec Julie André, Astrid Bayiha, Éric Charon, Salif Cisse, Aleksandra de Cizancourt, Évelyne Didi, Olivier Faliez, Vincent Garanger, Zakariya Gouram, Nama Keita, Mexianu Medenou, Marie Payen, Agnès Ramy, David Seigneur, Thibault Perriard
Adaptation scénique Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos
Collaboration artistique Anne Barbot, Pascale Fournier
Scénographie Julie Deliquet, Zoé Pautet
Lumière Vyara Stefanova
Musique Thibault Perriard
Costumes Julie Scobeltzine
Marionnette Carole Allemand
Assistanat aux costumes Marion Duvinage
Habillage Nelly Geyres
Décors François Sallé, Bertrand Sombsthay, Wilfrid Dulouart, Frédéric Gillmann, Anouk Savoy – Atelier du Théâtre Gérard Philipe Centre dramatique national de Saint-DenisProduction Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis
Coproduction Festival d’Avignon, Comédie CDN de Reims, Théâtre Dijon Bourgogne CDN, Comédie de Genève, La Coursive Scène nationale de La Rochelle, Le Quartz Scène nationale de Brest, Théâtre de l’Union CDN du Limousin, L’Archipel Scène nationale de Perpignan, La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc, CDN Orléans Centre-Val de Loire, Les Célestins Théâtre de Lyon, Cercle des partenaires du TGP Avec le soutien du Groupe TSF, VINCI Autoroutes, The Pershing Square Foundation, The Laura Pels International Foundation for Theater, Alios Développement, FACE Contemporary Theater, un programme de la Villa Albertine et FACE Foundation en partenariat avec l’Ambassade de France aux États-Unis, King’s Fountain, Fonds de Dotation Ambition Saint-Denis, Région Île-de-France, Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis et pour la 77e édition du Festival d’Avignon : Fondation Ammodo et Spedidam
Résidence La FabricA du Festival d’Avignon
Captation en partenariat avec France Télévisions
Avec le soutien de l’Onda pour l’audiodescription
Les films de Frederick Wiseman sont produits par Zipporah FilmsDurée : 2h30
Festival d’Avignon 2023
Cour d’honneur du Palais de Papes
du 5 au 14 juilletThéâtre Gérard-Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis
du 27 septembre au 15 octobreThéâtre Dijon Bourgogne, Centre dramatique national
du 15 au 19 janvier 2024Théâtre des Célestins, Lyon
du 24 janvier au 3 févrierLe Quartz, scène nationale, Brest
les 14 et 15 févrierLa Passerelle, scène nationale, Saint-Brieuc
les 20 et 21 févrierComédie de Genève
du 6 au 9 marsComédie de Reims, Centre dramatique national
du 13 au 15 marsThéâtre de l’Union, Centre dramatique national, Limoges
les 20 et 21 marsLa Coursive, scène nationale, La Rochelle
les 26 et 27 marsL’Archipel, scène nationale, Perpignan
les 4 et 5 avrilComédie de Saint-Étienne, Centre dramatique national
les 10 et 11 avrilThéâtre du Nord, Centre dramatique national, Lille-Tourcoing
du 16 au 19 avrilGrande Halle de La Villette, Paris
du 3 au 5 mai
J’ai assisté, au Quartz à Brest , à cette représentation que j’ai appréciée quoique un peu longue : commencée à 20 h 30, elle s’est terminée à 23h 20 .
Les acteurs jouent bien leur rôle mais je ne comprends pas qu’ils s’autorisent à fumer ! C’est interdit de fumer dans un endroit clos …..j’ai beaucoup toussé durant la séance et j’ai constaté que je n’étais pas la seule. Je suis rentrée chez moi, avec une extinction de la voix…et secouée par des quintes de toux.
Il y a bien d’autres moyens pour simuler les actes « de fumer « ….A revoir donc cette gestuelle, symbole, je le sais, de mal-être pour les uns et de nervosité pour les autres..
Merci