Du 30 mars au 14 mai 2023, la 16ème édition du festival Rencontre des jonglages rend compte en Île-de-France de la grande vivacité du jonglage professionnel contemporain. Le cœur de festival, du 13 au 16 avril à La Courneuve, fut notamment riche en soli qui témoignent d’un double mouvement de la discipline : le retour aux origines ou à l’essentiel et l’invention de langages nouveaux.
La richesse du jonglage contemporain s’observe sous bien des angles. L’un des premiers, le plus visible y compris pour des regards non-aguerris, est l’ampleur des spectacles. La 16ème édition du festival Rencontre des jonglages s’est ouverte à Garges-lès-Gonesse sur une pièce assez vaste, pour cinq jongleurs : Juventud mise en scène par Nicanor de Elia. Dans ce « manifeste jonglé », l’artiste développe « un nouveau langage transversal, où les multiples formes du cirque se projettent vers le futur ». Vint ensuite, à Bondy puis Tremblay-en-France, S’assurer de ses propres murmures, dialogue puissant entre le batteur Pierre Pollet et le jongleur Julien Clément du collectif Petit Travers, qui présentait aussi en ouverture du cœur de festival son spectacle Nuit. Soit une pièce de jonglage par balles, où trois silhouettes éclairées par des bougies créent un rythme et une magie à la fois douce et intense.
D’abord dans le 13ème arrondissement le 13 avril à l’occasion de l’inauguration de RueWATT, le nouvel équipement de la Coopérative de Rue et de Cirque (2r2c) – il s’agit d’une fabrique artistique pour la rue, le cirque et l’espace public –, puis sur la Place de la Fraternité, face à Houdremont, Centre culturel de La Courneuve où loge la Maison des Jonglages, il y eut encore la compagnie belge Scratch avec sa nouvelle création Drache Nationale. Trois jongleurs y font appel à une mémoire que l’on devine au moins autant fictive que réelle pour répondre avec le sérieux nécessaire à la grave question : « Comment positiver quand c’est la merde ? ». Toutes ces pièces collectives ont été accompagnées pendant le cœur de festival de très nombreux soli, qui pour beaucoup témoignent avec une force particulière de l’état du paysage actuel du jonglage, de ses évolutions et de ses lignes de force.
Des soli qui durent
En développant un rapport étroit avec un ou plusieurs objets, les jongleurs en solo se retrouvent souvent à questionner leur relation à leur discipline. D’où un rapport très fort à l’histoire de cette dernière, et plus largement au temps. En programmant Mobile de Jörg Müller dans le cadre de l’inauguration de RueWatt, l’équipe de la Maison des Jonglages dirigée par Vincent Berhault affirme l’existence d’un répertoire bien vivant de créations jonglées. Créé par l’artiste allemand en 1994 à la fin de sa formation au Centre National des Arts du Cirque (CNAC), cette pièce n’a en effet jamais cessé de tourner. Cela en grande partie du fait de la communauté des jongleurs professionnels, qui la reconnaît comme marquant une étape importante dans l’évolution de la discipline. Circulant, dansant presque au contact de son dispositif fait de tubes métalliques suspendus à six mètres du sol, Jörg Müller est l’un des initiateurs de la rencontre entre le jonglage et d’autres arts : la danse et l’art contemporain.
Objet de nombreuses rencontres et initiatives dans le milieu du cirque depuis quelques années, le désir de faire vivre le répertoire semble particulièrement aigu dans le jonglage. Avec Mobile, le spectacle en cours de création Materia 3.O – Aerogami d’Uta Gavuzzo en a témoigné à La Courneuve d’une manière originale. Né du projet européen de recherche et création The Sphere, ce spectacle est créé à partir d’un autre : Materia de l’Italien Andrea Salustri, présenté la veille de Materia 3.O à la Rencontre des jonglages. Ce dernier étant de création très récente, on ne peut pas tout à fait parler de reprise ou de transmission d’une pièce de répertoire. La démarche est toutefois proche.
Dans une lettre d’amour, Andrea Salustri demande à toute personne qui souhaiterait s’emparer de sa pièce de « mettre son amour et sa passion dans la ré-élaboration de mon travail, et de le mener plus loin que l’interprétation que j’en ai faite ». Sur le site de la Revue des jonglages, portée par la Maison des Jonglages et dirigée par le chercheur Cyrille Roussial, dont plusieurs rencontres ont nourri le cœur de festival, les termes « itération » et « dérivation » sont employés pour décire l’expérience. « Au regard de ce que nous apporte ce processus expérimental de transmission, que pouvons-nous souhaiter, recommander et envisager pour l’avenir de la création jonglée ? », interroge l’équipe de la Revue. Une partie de la réponse viendra de la création de Materia 3.O. L’étape que nous avons pu découvrir donne bon espoir : déjà l’artiste évoluait à son aise parmi les ventilateurs et le polystyrène qu’il a repris à Andrea Salustri. Reste à voir le sens que produira l’existence de cette forme dérivée d’une autre.
Retour aux origines
« Même nos propres travaux, nous, leurs créateurs, les rencontrons toujours avec des yeux différents, avec des identités renouvelées. Nos intentions d’origine restent en partie obscures à nous-mêmes et ne font plus l’objet de réinterprétations ». Ces mots d’amour d’Andrea Salustri peuvent faire écho à d’autres propositions vues à La Courneuve : Time to tell de Martin Palisse et GlounTéko de Thomas Dequidt. Ces deux formes qui n’ont rien à voir ni sur le plan de la forme ni du sujet se rejoignent dans un mouvement de retour en arrière sur soi. Chez Martin Palisse, cela se fait par la parole qu’il n’avait jamais prise auparavant au plateau. Accompagné par le metteur en scène David Gauchard, il y fait le récit « au couteau » – pour reprendre un terme d’Annie Ernaux, avec qui il partage ici bien des choses – de la maladie qu’il porte depuis sa naissance, sa mucoviscidose, sans une once de pathos. Ce qui intéresse Martin Palisse, ce qu’il creuse ici par une subtile combinaison de mots et de gestes, c’est d’interroger le rapport entre l’Art et la vie. Il souhaite remettre de l’urgence, de la nécessité dans une discipline qui en manque selon lui trop souvent. Time to tell éclaire ainsi rétrospectivement toute l’« acte jonglistique » de Martin Palisse, traversé par un rapport très fort au temps, toujours trop court, trop pressant.
Loin du minimalisme expérimental de Martin Palisse, Thomas Dequidt incarne dans GlounTéko un bonhomme trop maladroit pour être vrai. Sorte de clown à chapeau et à bretelles, il ne fait pas que s’approprier un classique du burlesque : c’est lui-même qu’il revisite. Il le dit volontiers : son personnage catastrophique en tout est une façon de s’approcher de ce qu’il ne retrouvera jamais tout à fait tel qu’il fut, son passé. Son solo lui permet cependant d’interroger par le corps les origines de son travail entre danse et jonglage. On peut regretter le fait que, sans connaître cette démarche dont le spectacle ne porte aucune trace, le solo ne se distingue guère beaucoup des numéros burlesques qui l’ont précédé.
Des jongleurs hors du temps
Le geste de certains jongleurs est plus difficile à classer dans l’une ou l’autre des catégories mises en place ici. Le Suédois Emil Dahl, dont la venue était d’autant plus attendue que les occasions de le voir en France sont rares, se place complètement hors du temps. Ou plutôt dans un présent si pur qu’il échappe à la notion de durée. Au centre d’un carré blanc tracé sur le plateau noir, dont il ne sort que quelques fois pour boire à la bouteille qui trône sur non loin sur une table, le jongleur crée une suite de figures avec tout ou partie des neuf anneaux qui en équilibre sur sa tête semblent à leur place naturelle. Bien que dans Holy rien ne le soit, naturel. Nous sommes plutôt là dans le régime du rituel. Avec un minimalisme qui souligne l’exploit technique et mental, le jongleur déploie devant nous des formes de plus en plus complexes, aux équilibres toujours plus délicats comme on avance dans une quête intime, spirituelle. Dans sa robe noire, droite, il semble être le seul pratiquant d’un culte dont il nous dévoile peu à peu les détails. Plus proche de Jörg Müller que de tous les autres jongleurs cités ici, de par sa relation extrêmement longue et complexe avec un seul objet, Emil Dahl fit grande sensation à La Courneuve.
Dans Un jour de neige, Félix Didou se situe lui aussi dans un espace-temps atypique, mystérieux. Mais chez cet artiste qui souhaite « participer au renouvellement de la magie en accompagnant la transformation de cet art performatif vers un art qui prend en compte les questions de symbolique et de dramaturgie comme le cirque il y a quelques années », l’étrange ne tient pas que de la relation homme-objet. Pour dire l’histoire d’un homme qui dans sa solitude est visité par une ombre aux intentions mystérieuses, qui est menacé par la folie, il développe une écriture entièrement visuelle « à la manière de » la nouvelle fantastique. Le jonglage n’y est qu’un des nombreux rapports aux objets, très divers, qu’il manipule. Le foisonnement de techniques a hélas tendance à empêcher la compréhension les tourments intérieurs du personnage et à prendre le pas sur eux. On aurait aussi aimé mieux percevoir dans la pièce, en quoi le jonglage peut faire évoluer une autre discipline, en l’occurrence la magie nouvelle.
Nous finirons sur l’un des délices de ces Rencontres des Jonglages : Stickman de l’Irlandais Darragh McLoughlin. Lui aussi pousse très loin sa recherche autour de l’objet unique qu’il s’est choisi : un bâton. Une télévision installée en fond de scène ne cesse de manipuler l’homme et son équipement qu’il tient en équilibre sur toutes les parties de son corps, formant ainsi des figures et des situations que la télé semble d’abord commenter avant que l’on comprenne qu’elle en influence l’interprétation. L’absurde de ce Stickman est une belle illustration de ce que le jonglage peut ouvrir d’imaginaire.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Festival Rencontres du Jonglage, 16ème édition. Du 30 mars au 14 mai 2023.
Drache Nationale
Du 20 au 23 & du 27 au 30 avril 2023, UP Circus & Performing Arts, Bruxelles (Be)
Les 19 et 20 août 2023, Festival de Chassepierre (Be)
Le 23 septembre 2023, Les fêtes romanes, Bruxelles (Be)
Time to tell
Les 4 et 5 mai 2023 au Moulin du Roc, scène nationale de Niort
Les 26 & 27 mai 2023 au Cirque-Théâtre, Pôle national cirque d’Elbeuf
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