Au Théâtre de l’Odéon, le metteur en scène polonais donne naissance à son adaptation partielle du chef-d’oeuvre de W. G. Sebald et offre, une nouvelle fois, un spectacle sublime et bouleversant où chaque fragment de sa propre enquête sur Paul Bereyter et Ambros Adelwarth est pesé au trébuchet.
L’une des images fortes de la première des Émigrants, donnée le 13 janvier au Théâtre de l’Odéon, restera sans doute celle des saluts. Au moment de venir récolter sa part d’applaudissements, Krystian Lupa n’hésite pas une seule seconde à convier sur le plateau l’équipe technique au grand complet pour qu’elle reçoive, à son tour, les acclamations du public et afficher avec elle une certaine complicité. Désormais commune dans les salles de théâtre, où, sans ces femmes et hommes de l’ombre, aucune pièce ne pourrait se jouer, la démarche a, cette fois, une portée éminemment symbolique, et peut-être un brin calculée, au regard du processus de création difficile d’un spectacle qui a bien failli ne jamais voir le jour. D’abord prévue en juin 2023 à la Comédie de Genève, annoncée comme l’événement de la fin de saison dernière, cette adaptation du livre de W. G. Sebald avait finalement été annulée en raison d’une fronde des techniciens de l’institution genevoise, mis à rude épreuve par les méthodes de travail musclées du metteur en scène polonais. Trappée par le Festival d’Avignon, qui n’avait alors pas le temps de réunir les moyens techniques et financiers nécessaires pour assurer les derniers jours de répétitions, cette pièce a été sauvée des limbes par le Théâtre de l’Odéon et son directeur, Stéphane Braunschweig, qui, fort de son compagnonnage de longue date avec Krystian Lupa, dont il a accueilli, ces vingt dernières années, plus d’une dizaine de spectacles dans les théâtres qu’il a successivement dirigés, s’est engagé à présenter sa dernière création, en veillant à préserver la qualité de vie au travail de sa propre équipe technique. Et il est peu de dire, au vu du résultat magistral, que le patron de l’Odéon a accompli là un acte fort et salutaire.
Plus de dix ans après Perturbation, son dernier spectacle avec une troupe de comédiennes et comédiens français, Krystian Lupa revient donc non pas par l’intermédiaire de Thomas Bernhard, qu’il affectionne tant, mais par l’esprit de W. G. Sebald, dont il avait déjà, en 2020, adapté Austerlitz avec ses actrices et acteurs polonais. Cette fois, l’artiste a décidé de s’immerger dans Les Émigrants, ce chef-d’oeuvre de l’écrivain allemand qu’il est difficile de qualifier de roman tant il reprend les codes d’une enquête biographique, où les mots sont mis en regard de nombreuses photos et autres fac-similés. Parmi les quatre portraits reconstitués par Sebald, le metteur en scène en a sélectionnés deux, ceux de Paul Bereyter et d’Ambros Adelwarth, dont il cherche, à son tour, et dans les pas de leur auteur à qui il donne corps au plateau, à percer autant qu’à entretenir les mystères.
Du premier, le narrateur – qu’il est possible d’assimiler à Sebald sans en avoir l’absolue certitude – retrouve la trace à la faveur d’une lettre où il apprend son décès, survenu par suicide. Avec l’aide de l’une des proches du défunt, Lucy Landau, qui a organisé ses funérailles, il remonte alors, sans en avoir toutes les clefs, le fil de l’existence de cet homme qui fut l’un de ses instituteurs. Aux méthodes pédagogiques peu orthodoxes, mais vivifiantes, Paul Bereyter fut, sous le régime nazi, privé de l’exercice de sa profession en raison de la judéité de l’un de ses grands-pères. Quittant sa fiancée, Helen, qui sera plus tard déportée, et son pays natal, il revient finalement, et de façon incompréhensible, en Allemagne quelques années plus tard, au tout début de la guerre, et se retrouve engagé dans l’armée hitlérienne. Une fois le conflit terminé, Paul reprend son ancien métier, comme si de rien n’était, mais se retrouve hanté par la Shoah dont il a « honte » de n’avoir rien vu et finit sa vie, en 1984, allongé sur les voies de chemin de fer de la ville de S., où il était venu débarrasser son appartement.
Du second, son grand oncle, Ambros Adelwarth, le narrateur ne sait, comme de Paul Bereyter, que bien peu de choses pour ne l’avoir croisé qu’une seule fois. Parti aux États-Unis avant la Première guerre mondiale, l’homme est le seul non-juif des quatre Émigrants, mais vit une passion amoureuse avec Cosmo Solomon, le fils d’une famille juive new-yorkaise dont le père tient une banque où Ambros travaille. Entre deux virées dans des salles de jeux, les deux amants mettent le cap sur Constantinople, puis sur Jérusalem où, après une révélation, Cosmo se met à perdre la raison. Devenu hyperperméable à son environnement, le jeune homme est victime de transes hallucinogènes au cours desquelles il ressent, notamment, la douleur des juifs européens, victimes de la politique d’extermination de l’Allemagne nazie, et partage alors avec Ambros la tragédie de tout un peuple. Bientôt interné dans l’asile psychiatrique d’Ithaca, Cosmo y meurt, suivi, bien des années plus tard, selon le récit délivré par la tante Fini au narrateur, par son ancien amant qui, tout comme lui, est soumis au traitement par électrochocs du Docteur Abramsky qui lui permet, non pas de guérir, mais d’effacer le moindre de ses souvenirs.
Entre ces deux destins qu’il présente successivement, Krystian Lupa entretient un sublime effet miroir et trace des lignes parallèles qui, par les échos qu’elles trouvent entre elles, dessinent les contours d’un trou noir, celui de la Shoah, qui absorbe les êtres à force de les hanter. Dans les traces de Sebald, le metteur en scène ne cherche pas à faire toute la lumière sur ces hommes, mais procèdent, comme il le décrit, par « ajustements », et explorent les silences et les non-dits semés comme des petits cailloux par l’auteur allemand. À Helen, par exemple, à qui, dans Les Émigrants, il n’est réservé qu’une seule phrase – « Il ne faisait guère de doute que Helen avait été déportée avec sa mère, dans un de ces trains spéciaux qui pour la plupart partaient de Vienne avant la pointe du jour, sans doute vers Theresienstadt, dans un premier temps » –, Lupa offre une place de choix, celle d’un pilier central, dont la funeste destinée concourt à expliquer le sentiment de culpabilité vis-à-vis de la Shoah qui hante Paul Bereyter, tout comme elle tourmente Ambros Adelwarth et obsède Sebald à travers eux. Cette (en)quête, l’artiste polonais semble la conduire avec la main qui tremble, à mi-chemin entre l’appropriation et l’humble respect envers l’oeuvre d’origine. Y compris dans sa direction d’acteurs, il emprunte une voie où l’hésitation, tout particulièrement dans la diction, paraît régner en maître, où cet impressionnant travail de tisserand, qui recoud le coeur des Émigrants, ne peut être mené à son terme que s’il est exécuté avec la plus grande des délicatesses.
Cette atmosphère, portée par un magnifique espace scénographique qui n’est pas sans rappeler la maison en lambeaux du Procès, est d’autant plus captivante, et bouleversante, qu’elle tranche avec l’impeccable maîtrise du plateau déployée par Lupa. Dans les effets de transparence, qui lui permettent de faire naître des fantômes, comme dans les films qu’il a tournés et qui transforment les récits du passé en visions, le metteur en scène fait montre d’une précision d’horloger, quasiment picturale, où les tableaux transpirent de cette affection qu’il porte, comme Sebald, à l’ensemble de ces femmes et de ces hommes situés de l’autre côté du mur qu’il entend percer. À celles et ceux-là, le maître polonais ne donne pas seulement un corps, mais aussi, et surtout, une âme, qu’il a su transmettre par un étonnant jeu de vases communicants à sa belle bande de comédiennes et comédiens français. Toutes et tous, à commencer par Manuel Vallade et Aurélien Gschwind, tout simplement subjuguants dans leurs rôles respectifs de Paul et Cosmo, ne se contentent pas d’incarner, mais apparaissent possédés, pour ne pas dire habités, par l’esprit des êtres sebaldiens. Grâce à eux, ils peuvent renaître au présent et se libérer d’une partie du mal qui, dans cet hier oublié où ils étaient jusqu’ici cloîtrés, n’a jamais cessé de les enserrer.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Émigrants
d’après les récits « Paul Bereyter » et « Ambros Adelwarth » des Émigrants de W. G. Sebald
Écriture, adaptation, mise en scène, scénographie, lumière Krystian Lupa
Collaboration, assistanat, traduction du polonais vers le français Agnieszka Zgieb
Avec Pierre Banderet, Monica Budde, Pierre-François Garel, Aurélien Gschwind, Jacques Michel, Mélodie Richard, Laurence Rochaix, Manuel Vallade, Philippe Vuilleumier
Création musicale Bogumił Misala
Création vidéo Natan Berkowicz
Costumes Piotr Skiba
Directeur de la photographie Nikodem Marek
Assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Maksym Teteruk
Assistante stagiaire à la mise en scène Juliette Mouteau
Assistant réalisateur Jean-Laurent Chautems
Assistant à la vidéo Stanislaw Pawel Zieliński
Assistant à la lumièe Arnaud Viala
Assistant à la scénographie et aux accessoires Terence Prout
Assistante aux costumes Karine Dubois
Fabrication décor Ateliers de la Comédie de GenèveProduction Comédie de Genève
Production déléguée Odéon-Théâtre de l’Europe
Coproduction Festival d’Avignon, Odéon-Théâtre de l’EuropeLes droits d’adaptation théâtrale de W. G. Sebald sont représentés par The Wylie Agency (UK) Ltd.
Durée : 4h15 (entracte compris)
Théâtre de l’Odéon, Paris
du 13 janvier au 4 février 2024
La mise en scène mêlant avec art vidéo et théâtre reproduit le va-et-vient entre pensée et vision éprouvé lorsque on essaie d’écrire sur son propre passé ou celui de personnes dont on détient quelques éléments biographiques.
L’approche de la Shoah par des personnages non directement concernées nous emmène dans les tourbillons d’un infini ressac.
Dommage qu’un dramaturge n’ait pas resserré la pièce pour éviter des longueurs.
Dommage que le volume du son, sans doute volontairement baissé par le metteur en scène, le rende à la limite de l’audible pour le spectateur.