Au Théâtre de la Cité Internationale, le comédien s’approprie avec aisance et panache le magnifique roman de Valérian Guillaume, où un homme, enfermé dans sa solitude et fasciné par la société de consommation, se laisse dévorer par ses pulsions.
Qu’attend-il cet homme, assis, là, sous un abribus ? Un autocar qui ne viendra jamais ? Un moyen d’échapper à sa vie ? Ou plutôt à se délester de son histoire, à recracher ses mots et ses maux, avant d’embarquer pour un aller simple vers sa dernière destination ? Juste au-dessus de lui, un panneau lumineux indique modestement « Les Ruisseaux d’Or ». Une appellation commune, tristement banale, qui pourrait aussi bien correspondre au nom d’un arrêt de bus qu’à celui d’un centre commercial, où le roman de Valérian Guillaume, Nul si découvert, prend le plus souvent ses quartiers. Conçue par James Brandily, cette scénographie instaure, d’entrée de jeu, un univers inquiétant à mi-chemin entre le théâtre de Koltès et celui de Beckett, où, dans un purgatoire qui, à la fois, ouvre et ferme le champ des possibles, le monde et ses excès s’apprêtent à dévorer les individus. À moins que ce ne soit déjà le cas.
Habillé en survêtement, l’homme a l’allure d’un quidam, comme on en croise au quotidien, apparemment bien sous tous rapports. Ses journées, il les passe la plupart du temps au « Grand Centre » qu’on devine non loin de chez lui. Après une halte au Corner, le bar de Martine, où il s’enquille quelques verres, il se plaît à déambuler dans les allées de ce temple de la consommation, à regarder les téléphones chez SFR, les bijoux chez Claire’s, les perceuses chez Leroy Merlin, les crèmes chez Yves Rocher, avant d’atterrir chez Flunch où, à travers son regard, le déjeuner steak-frites ressemblerait presque à celui de La Tour d’Argent. De boutique en boutique, il participe à toutes les animations possibles, à la matinée mexicaine chez Carrefour, au jeu du caddie-contre-la-montre, avec, toujours, cet engouement qui, dans un premier temps, le rend attachant. Et puis, par petites touches, comme autant d’indices semés çà et là par Valérian Guillaume, tout se dérègle, et s’obscurcit. Il y a, d’abord, cet attrait malsain pour la palpation exécutée par les vigiles, cet enthousiasme excessif qui peut, soudainement, se transformer en colère noire, cette tendance à la sur-consommation de tout et n’importe quoi, et, surtout, ce coup de coeur pour Leslie, la caissière du centre aquatique LaBaleine qui, rapidement, tourne à l’obsession et traduit un mal-être beaucoup plus profond.
Longue phrase sans interruption, ni ponctuation, le roman de Valérian Guillaume est construit à la manière d’un flux de conscience, d’un flot continu de paroles et de pensées qui, peu à peu, fait dériver son géniteur en même temps qu’il le dévoile. Malgré sa forme condensée, l’adaptation scénique concoctée par Baudouin Woehl et l’auteur lui-même parvient à conserver la finesse originelle de la langue et de la dramaturgie. À la manière d’un tableau pointilliste, tout n’est affaire que de détails, de soubresauts, de virages qui, par leur accumulation, emporte le personnage vers l’abîme. Enfermé dans son ultra-moderne solitude – « Pourquoi je n’ai pas le droit à l’amour et aux choses belles », se désespère-t-il dans un ultime déchirement –, aveuglé par les lumières du consumérisme, victime de la cruauté de ses semblables, il devient une créature à part, rongée de l’intérieur par un « démon » aux visages multiples. Boulimique, schizophrénique, érotomane, vecteur d’hypersexualisation, il transforme les êtres, les gestes et les objets – y compris les touches d’un distributeur de billets – en biens prêts à absorber pour combler un vide intérieur, alors qu’il ne s’agit, en réalité, que d’une illusion, d’une fausse promesse de la société de consommation.
Sur cet homme aux reliefs escarpés, Valérian Guillaume ne porte d’ailleurs jamais de jugement, ce qui fait tout le sel, la sensibilité et la beauté de ce portrait. Les dérèglements intimes de son personnage, l’auteur et metteur en scène les relient à son environnement qu’il tient, avec justesse, pour responsable. Traduits scénographiquement dans les lumières de William Lambert, et surtout dans la création vidéo de Pierre Nouvel qui semble progressivement parasitée, avant de prendre le relais de l’homme, incapable, par « honte », de poursuivre son récit, ils le sont tout autant dans le jeu d’Olivier Martin-Salvan. Avec l’aisance qu’on lui connaît, le comédien s’approprie cet individu, qu’il investit avec un morceau de lui-même, à commencer par son goût prononcé pour le comique. Il renforce alors sa bonhommie naturelle, son côté naïf, voire grotesque, et même un brin clownesque, qui, par ses excès, ouvre les portes de la folie, sans jamais tout à fait les franchir. Gorgée d’humanité, sa performance se fait encore plus intense lorsque le rire des débuts laisse place à l’inquiétude, et même à une certaine forme de stupeur, qu’il ne surjoue jamais, mais accompagne seulement grâce à la force de son jeu. À l’image de la simplicité bouleversante de cet homme qui, avant d’être un bourreau, s’impose comme une victime inconsciente de la société de consommation.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Nul si découvert
Texte et mise en scène Valérian Guillaume
Avec Olivier Martin-Salvan
Adaptation et dramaturgie Valérian Guillaume et Baudouin Woehl, d’après le roman de Valérian Guillaume publié aux Éditions de L’Olivier (2020)
Scénographie James Brandily
Composition musicale Victor Pavel
Vidéo Pierre Nouvel
Lumière William Lambert
Costumes Nathalie Saulnier
Construction du décor ARTOM – Thomas Ramon et Olivier Dupont
Assistante à la scénographie Lisa Notarangelo
Assistant à la mise en scène Nans BallarinProduction déléguée compagnie Désirades
Coproduction Théâtre de la Cité internationale (Paris) ; Théâtre Sorano, scène conventionnée (Toulouse) et Le Vent des Signes (Toulouse) ; Le ScénOgraph, scène conventionnée d’intérêt national Art et Création – Art en territoire (Saint-Céré)
Avec le soutien d’Artcena au titre de l’aide à la production, de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes au titre de l’aide au projet, du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (CNSAD – PSL) dans le cadre du dispositif SACRe (Sciences Arts Création Recherche), de l’Onda – Office national de diffusion artistique, et la participation du Jeune théâtre nationalLe roman Nul si découvert est lauréat de l’aide nationale à la création de textes dramatiques Artcena (mai 2019). Valérian Guillaume a bénéficié d’une résidence d’écriture à La Chartreuse – Centre National des écritures du spectacle. Il est artiste en résidence de création et d’action artistique de 2023 à 2025 au Théâtre de la Cité Internationale, action financée par la Région Île-de-France dans le cadre de l’aide à la permanence artistique et culturelle.
Durée : 1h20
Théâtre de la Cité Internationale, Paris
du 7 au 18 avril 2023L’arc, scène nationale, Le Creusot
le 27 avrilThéâtre Sorano, scène conventionnée, Toulouse
les 30 mai et 1er juinFestival de Figeac
le 25 juillet
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