Pour sa nouvelle création, Elise Chatauret part de l’affaire « des chemises arrachées » d’Air France et signe un spectacle d’une grande acuité sur la brutalité de notre société
Ne vous fiez pas au titre : Les moments doux d’Elise Chatauret parle avant tout de violence. La pièce s’ouvre sur un groupe de personnes en colère, entourant un homme et déchirant l’instant d’après sa chemise blanche. La scène est directement inspirée de l’affaire dite « des chemises arrachées », datant du 5 octobre 2015. La compagnie aérienne Air France venait alors d’annoncer un plan de suppression de 2900 emplois, lorsque deux dirigeants de l’entreprise furent attaqués physiquement par des salariés, et apparurent devant les caméras torse-nu pour l’un et vêtu d’un costume en lambeaux pour l’autre.
Cette image marquante, rappelant la brutalité que peut comporter le monde du travail, forme le point de départ du spectacle d’Elise Chatauret et de son dramaturge Thomas Pondevie. Comme à son habitude, la metteuse en scène s’est lancée dans une enquête pour cette nouvelle création, associant aussi les comédiens de la pièce. Au total, une cinquantaine d’entretiens a été menée par la compagnie auprès d’habitants de Fontenay, Nancy, Sevran et Béthune, croisant les destins de chacun pour en extraire une essence de la violence et en montrer les ferments.
Dans la salle de la Comédie de Béthune (Pas-de-Calais) où nous avons vu la pièce, quatre espaces occupent la scène. Tout à droite, un salon reconstitué avec une étagère et un divan pour se confesser. A l’opposé du plateau, un bureau type open-space. En fond, un jardin d’intérieur comme les bâtiments modernes peuvent en comporter. Gravitent autour de ces environnements une salle de classe à taille très réduite et des modules de fenêtres cloisonnant les êtres et les scènes au gré de la représentation. Chacun des six comédiens – tous brillants – évoluent dans ces sphères où la violence s’exprime et se conçoit.
Cette dernière forme le fil conducteur de la pièce, où se tisse au fur et à mesure la trame d’une réflexion vertigineuse, révélant la noirceur des enjeux qui sous-tendent cette brutalité. Les tableaux s’enchaînent, rythmés comme les battements d’un cœur en proie au désarroi. Ici, le salarié d’un grand groupe doit réfléchir à son évolution professionnelle, là une DRH subit la pression d’un cadre pour réduire encore plus les effectifs – la scène est inspirée du film La loi du marché de Stéphane Brizé, et ailleurs, dans une salle de classe, les élèves réfléchissent à ce qu’est un rapport de force devant l’image d’un kangourou boxeur prêt à en découdre avec une abeille.
Chacune de ces scènes serre un peu plus l’étau autour des personnages, faisant monter la tension sur le plateau. Les références à l’affaire des « chemises arrachées » et, plus tard dans le spectacle, à l’affaire des suicides de France Télécom abondent à plusieurs reprises. La voix de Manuel Valls condamnant la violence à l’encontre des cadres d’Air France résonne elle aussi – les rappels avec le réel ne sont jamais loin.
Les comédiens entretiennent les rapports de domination à chaque instant pour mieux nous les faire voir. Soumis à la violence, les personnages vacillent. Les têtes cognent contre les parois du bureau, les pleurs, la haine, les cris s’échappent tour à tour. La remise en question vire à l’introspection profonde, et chasse toute confiance en soi. « Je suis nulle » répète une salariée.
L’obsession de la performance devient la matrice de tous les problèmes, au travail comme à la maison. Les moments doux sonde cette brutalité jusque dans sa conception. Une longue scène dans une école de management en déplie les ressorts : un professeur soumet ses élèves à des exercices de mise en situation où chacun apprend à contraindre le salarié à changer de poste ou à se résigner au départ, sans égard pour ses volontés. Sur scène, les corps ploient devant les éléments de langage, la manipulation psychologique à l’œuvre et l’usage du mobilier comme levier de domination.
Le théâtre est le temple de la réflexion par excellence, mais n’existe pas en dehors du monde, semble nous dire Elise Chatauret. La dernière séquence du spectacle fait résonner la violence sociale et professionnelle dans l’antre de la compagnie. « Donc on est tous d’accord avec l’idée de se séparer de quelqu’un pour continuer le spectacle ? », s’avance Samantha Le Bas. Les comédiens laissent tomber leur personnage pour revenir à leur propre destin. Mais qui désigner pour réduire les effectifs ? Et avec quelles conséquences ? Durant 1h40, Les moments doux interroge la cruauté de notre monde avec une grande acuité. Et nous montre aussi l’importance de la communication, à la fois arme et bouclier, à user au quotidien pour lutter contre toutes les formes de violence.
Kilian Orain – www.sceneweb.fr
Les moments doux
Écriture : Élise Chatauret et Thomas Pondevie en collaboration avec les interprètes
Écrit à partir d’entretiens avec des habitants de Sevran, Nancy, Fontenay-sous-Bois et Béthune.
Mise en scène : Élise Chatauret
Dramaturgie et collaboration artistique : Thomas Pondevie
Avec : François Clavier, Solenne Keravis, Samantha Le Bas, Emmanuel Matte (Manumatte), Julie Moulier, Charles ZévacoScénographie et assistanat à la mise en scène : Charles Chauvet
Costumes : Solène Fourt, assistée de Marion Morvan
Construction décor : Les Ateliers de la Comédie de Saint-Etienne – CDN
Lumières : Léa Maris
Création sonore : Lucas Lelièvre
Régie générale/ direction technique : Jori Desq
Administration de production : Maëlle Grange
Diffusion et développement et production : Marion SoulimanProduction Compagnie Babel
Coproductions La Poudrerie – Scène conventionnée Art en territoire de Sevran, Théâtre des Quartiers d’Ivry-CDN du Val-de-Marne, La Comédie de Saint-Etienne-CDN, Théâtre de la Manufacture-CDN de Nancy Lorraine, La Comédie de Béthune-CDN, Scène Nationale de Malakoff, Equinoxe-Scène Nationale de Châteauroux, Théâtre de Fontenay-sous-bois, Théâtre de Privas-Scène conventionnée Art en territoire Centre Ardèche, Théâtre de Villefranche-sur-Saône-Scène conventionnée d’intérêt national art et création
Soutiens DRAC Ile-de-France (aide au compagnonnage), Région Ile-de-France, Département du Val-de-Marne et Centquatre-Paris. Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalLa compagnie Babel est conventionnée par la région Ile-de-France et le ministère de la Culture DRAC Ile-de-France.
La compagnie est en résidence à Malakoff Scène nationale et est associée, à partir de janvier 2021, au Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne et au Théâtre de la Manufacture – CDN de Nancy.Merci infiniment à chacune des personnes rencontrées à Sevran, Béthune, Nancy, Fontenay-sous-Bois et ailleurs, qui ont accepté de réfléchir avec nous à ce qu’était la violence pour elle. Merci de nous avoir confié des tranches de vie, nous en prendrons grand soin. Ce spectacle est le fruit de chacun de ces moments rares.
Durée 1h40
Malakoff Scène Nationale
11 et 12 mai 2023du 12 au 20 octobre 2023
Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne dans le cadre de la saison du 104 du 12 au 20 octobre 2023
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