Dans Larzac !, Philippe Durand partage les paroles récoltées pendant deux ans sur le haut plateau du Massif central. Par les seuls mots des paysans rencontrés, qu’il manie avec la délicatesse qu’impose tout trésor, il nous fait entrer au cœur d’une organisation collective unique en son genre.
Le titre du nouveau spectacle de Philippe Durand réveille la mémoire d’une lutte. Plus de quarante ans après la fin du combat contre le projet étatique d’extension du camp militaire voisin, le mot « Larzac » y est encore étroitement associé dans les imaginaires. Dès notre entrée à l’Atelier du Plateau à Paris, où nous découvrons Larzac ! quelques temps après sa création en Moselle, et avant une tournée qui le mènera dans bien des villes et campagnes de France, le comédien se charge de rafraîchir des souvenirs qui, avec le temps, ont pu s’émousser jusqu’à se réduire à une sorte d’image d’Épinal. En nous distribuant un document intitulé « Notice Larzac ! », où sont résumées les grandes étapes de l’histoire du site depuis la création du camp militaire en 1902 jusqu’en 2013 avec le « prolongement du bail emphytéotique jusqu’en 2083 », Philippe Durand nous avertit : c’est avec précision, loin des clichés, qu’il a abordé le territoire en question et ses habitants. C’est avec la même exigence qu’il nous invite à le suivre, à écouter les « trésors populaires », les paroles paysannes qu’il a récoltées dans le Larzac.
La petite taille, les gradins épars, la convivialité de l’Atelier du Plateau forment un écrin idéal pour les « trésors » qu’a collectés Philippe Durand pendant deux ans de visites régulières sur un tout autre plateau. Dès les premiers mots qu’il prononce derrière une table en bois toute simple, le comédien place Larzac ! dans la continuité de son premier spectacle personnel, 1336 (Parole de Fralibs), qui marquait pour lui un tournant dans sa pratique du théâtre jusque-là plutôt classique, en tant qu’interprète auprès de divers metteurs en scène, en particulier d’Arnaud Meunier. Comme dans sa pièce précédente, c’est avec le texte posé devant lui, comme un gage de non-interprétation, de non-appropriation, que l’artiste entreprend de restituer les témoignages qu’il a recueillis. « Depuis tout petit je rêve d’être paysan / pour de très mauvaises raisons / oui », commence-t-il avec un accent sans doute inspiré de ceux du cru, qu’il modulera parfois par la suite pour signifier un changement de locuteur. D’emblée, c’est non pas la grande Histoire du Larzac que nous sommes plongés, mais dans les détails de son présent, dans l’intimité de celles et ceux qui en sont.
Si dans 1336, Philippe Durand se faisait le passeur d’une lutte récente – celle d’ouvriers contre la multinationale Unilever –, il opte donc cette fois pour une approche un peu différente, plus sociologique. Jamais toutefois il n’impose son point de vue sur les réalités évoquées : en réactivant les entretiens qu’il a eus avec elles, Philippe Durand donne aux personnes interviewées le statut de spécialistes de leur société, une légitimité à en parler que les médias et les spécialistes tendent souvent à leur enlever. Elles le méritent amplement : le fonctionnement agricole et social qu’elles décrivent est d’autant plus passionnant qu’il est porté par des langues vivantes, qui s’inventent loin des normes. De même que celle des Fralibs, la parole des gens du Larzac est imprégnée de l’aventure collective qui les suscite. Ne sont-ils pas au cœur du « laboratoire foncier d’la France » ?
D’un témoignage à l’autre, entre lesquels les frontières sont le plus souvent très floues, sauf lorsque l’on passe soudain du masculin au féminin ou que la voix d’une artiste polonaise s’immisce entre celles des paysans pour raconter son expérience théâtrale parmi eux, on se familiarise avec le fonctionnement de la Société Civile des Terres du Larzac (SCTL). Soit un modèle foncier unique en France créé en 1985, constitué de tous les fermiers et résidents et administré par un conseil de gérance. Basé sur le droit d’usage – « toute personne qui a envie d’exercer ce métier à partir du moment où le lieu il est disponible elle doit pouvoir l’exercer c’tte personne » –, ce système demande à chacun une grande implication dans la vie de la communauté, que Philippe Durand donne subtilement à sentir. La distance particulière, ténue mais à tout moment évidente, qu’il place entre lui et les récits qu’il partage avec une grande précaution, est pour beaucoup dans la force de la proposition. Elle permet, à partir des phrases qui tantôt jaillissent comme animées d’urgence, trébuchant parfois, tantôt prennent le temps de s’ajuster au mieux à la pensée, d’imaginer des portraits entiers. Ou au contraire de les laisser inachevés.
L’esprit du Parlement des invisibles de Pierre Rosenvallon, dont la lecture a inspiré Philippe Durand pour la création de 1336, plane sur Larzac ! En portant à nos oreilles la grande intelligence collective à l’œuvre dans cette partie du Massif Central depuis plusieurs décennies, c’est une démocratie véritable que prône l’artiste, un gouvernement par le paysan, par l’ouvrier, par le citoyen. Une République où le travail et la joie, où les champs, les bêtes et la poésie se mêlent et sont à tous. Pour un temps du moins, car en terre de SCTL, on ne vit que tant qu’on cultive ou qu’on élève, avant de laisser la place aux plus jeunes. Bienvenue en utopie !
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Larzac !
De et avec : Philippe Durand, comédienUne production de la Cie Treize-Trente-Six, coproduit par Théâtre Joliette – Scène conventionnée art et création expressions et écritures contemporaines – Marseille, Le Trident Scène nationale de Cherbourg en Cotentin et La Compagnie de la Mauvaise Graine
Durée : 1h20
Avignon Off 2024
Théâtre des Halles
du 29 juin au 21 juillet à 18h45 (sauf les 3,10 et 17)
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