Que faire de nos émotions (pour autant qu’on en soit maîtres) ? Spectacle d’Eugénie Ravon sur un texte de Kevin Keiss, La mécanique des émotions explore les manipulations comme le pouvoir vital de ces ennemies déclarées de la raison. Une traversée tout feu, tout flammes qui s’effectue sans boussole.
Elles n’ont pas toujours bonne presse et pourtant que serions-nous sans elles ? Des monstres froids, toujours justes et infaillibles, guidés par leur seule raison ? Les émotions sont au cœur de cette première mise en scène d’Eugénie Ravon qui s’appuie sur un texte de Kevin Keiss et s’inspire largement aussi du travail de plateau mené par les 7 interprètes du spectacle (dont la metteuse en scène). Tour à tour moteurs, trompeuses, manipulables ou joyeuses, ces émotions traversent l’histoire d’Eugénie, jeune femme qui vient d’accoucher de son premier enfant et se retrouve entre vie et mort frappée par un AVC. Un ballet d’ami.e.s et de soignant.e.s, d’êtres de chair et d’autres imaginaires se déploie alors autour de son lit d’hôpital. Commencée en mode dissection, La mécanique des émotions se lance ainsi dans le flot des affects.
Un flot tournoyant et quelque peu chaotique. Car si le spectacle commence sur un mode analytique – le facétieux Philippe Gouin décrypte au piano sur fond de récit autobiographique les stratégies musicales qui traversent musique classique et variétés pour produire des émotions chez leurs auditeurs – il se poursuit sur un mode plus réaliste – l’accouchement et l’accident de santé – avant de glisser progressivement vers l’onirique d’une souris de laboratoire ou le voyage délirant d’une femme partie retrouver son amour de jeunesse en Islande à partir de messages subliminaux qu’elle décrypte à espionner ses post Facebook et Instagram. Fille des émotions, l’imagination est une puissance trompeuse, certes, mais aussi le carburant des projets les plus fous. Et le spectacle, porté par l’énergie d’une troupe d’interprètes qui expriment avec un plaisir communicatif la folie douce de leurs personnages, s’emballe ainsi, dans une plaisante variété de registres qui laisse cependant le spectateur déboussolé. On a en effet, progressivement, de plus en plus de mal à cerner le propos. Démarré comme un appel à la méfiance face aux émotions, la pièce se termine sur un carpe diem un brin convenu. Il y a certes matière à se méfier des émotions – mauvaises conseillères et sachant revêtir les habits de la raison pour mieux s’imposer – tout comme il y a à s’en nourrir, puisqu’elles sont le carburant de nos plaisirs, de nos révoltes, on pourrait presque dire, de l’intensité de la vie. On ne peut donc qu’adhérer à ces renversements de perspectives . Théâtralement toutefois, on perd le fil de la narration, les personnages peinent à s’approfondir et à faire émerger ou vivre leurs problématiques, le propos se dilue. Dans ce cas, une forme de désintérêt pour ce qui va se produire pointe son nez et le sentiment que la construction de l’action ne repose que sur une forme d’arbitraire.
C’est certainement un effet de ce travail de plateau, à coup d’improvisations retravaillées par l’écriture de Kevin Keiss, qui crée le disparate. On part dans tous les sens au gré des propositions des comédien.ne.s. Mais c’est aussi ce qui fonde la qualité de ce spectacle, qui parvient presque toujours à se renouveler. Rythmé par une mise en scène fluide, à coups de déplacements de tables, lits et autre piano à roulettes, il laisse la part belle aux dérapages et produit ainsi une liberté et une effervescence scénique rafraîchissantes. Ce qu’on perd à s’y perdre, on le gagne à ne pas s’y retrouver. Repères perdus, c’est autant de liberté gagnée. Les scènes font dans l’inattendu, les interprètes offrent des registres de jeu variés, dans une large palette du one man comique à la choralité de groupe. A défaut d’être émus, on se retrouve donc accrochés à un trip trépident, parfois échevelé, dont la mécanique, complexe et huilée, gagnerait, de quelques tours de vis, à être resserrée.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
La Mécanique des émotions
Conception et mise en scène Eugénie Ravon
Conception, écriture et collaboration à la mise en scène Kevin Keiss
Interprètes Nathalie Bigorre, Morgane Bontemps, Stéphane Brel, Jules Garreau, Magaly Godenaire, Philippe Gouin, Eugénie Ravon
Scénographie Emmanuel Clolus
Lumière Pascal Noël
Son Colombine Jacquemont
Costumes Elisabeth Ceirquera
Collaboration artistique, chorégraphie Garance Silve
Régie générale Christophe Legars
Presse Francesca Magni
Diffusion Alexandrine Peyrat, Olivier Talpaert
Production déléguée Théâtre Romain Rolland – Scène conventionnée d’intérêt national, Villejuif Coproduction Théâtre Dijon Bourgogne – Centre Dramatique National / Les Bords de Scènes, Grand-Orly Seine Bièvre / Maison des Arts de Créteil / EMC, Saint-Michel-sur- Orge / Théâtre Jacques Carat, Cachan / La Maison des Arts du Léman, Thonon Soutiens DRAC Île-de-France / Région Île-de-France / ADAMI Talent déclencheur (en cours).Durée 1h40
Vu au Théâtre Dijon Bourgogne, Centre Dramatique National
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