Avec la complicité de la scénographe Emma Depoid, les deux jeunes metteurs en scène associés au CDN de Tours créent La vie dure (105 minutes). Plongée dans la dureté et la durée de l’existence, cette proposition singulière affirme et combine des identités artistiques novatrices, mais n’échappe pas à la froideur du spectacle concept.
Il faut le voir cet espace, octogonal, immaculé, dans lequel les spectateurs sont invités à pénétrer aux prémices de La vie dure (105 minutes). Installée sur le plateau du Théâtre Olympia, cette boîte blanche, où le gradin et la scène occupent une place sensiblement égale, où les comédiens et le public se font face dans une belle et déroutante proximité, a l’aura de ces lieux hybrides qui, d’emblée, troublent les repères. Espace mental ou vaisseau spatial, plateau de tournage ou chambre d’hôpital, chapiteau théâtral ou assemblée intimiste, cette aire singulière conçue par Emma Depoid est, sans doute, un peu tout cela à la fois, tant Camille Dagen et Eddy D’aranjo s’appliquent à y combiner les genres et les styles, à y brouiller les frontières entre théâtre et cinéma, à y effacer la démarcation entre fiction et réel, jusqu’à l’étourdissement.
Associés au CDN de Tours, ces trois jeunes artistes ont uni leurs forces pour aller à la rencontre de deux groupes de non-acteurs de la région tourangelle : le premier composé de cinq enfants de sept ans et le second de cinq personnes âgées de plus de soixante-dix ans. Accompagné par les cinq comédiennes et comédiens de l’Ensemble artistique du T° – Alexandra Blajovici, Marie Depoorter, Cécile Feuillet, Romain Gy et Nans Mérieux –, le trio leur a posé, au long de plusieurs ateliers, une série de questions aussi simples que profondes : De quoi est-ce que tu ne te souviens presque plus ? Quel est ton plus ancien souvenir ? De quoi te souviendras-tu toute ta vie ? Pourrais-tu me décrire un lieu d’ici aujourd’hui disparu ? Pourrais-tu me donner le nom d’une musique qui déclenche un souvenir ? Comme pour mieux sonder leur rapport au temps, au passé, à l’existence, qui peut se résumer en un mot, un geste ou un son. À partir du substrat récolté, Camille Dagen et Eddy D’aranjo ont tricoté une pièce en deux parties, dans un inhabituel esprit d’assemblage plutôt que de co-mise en scène au sens strict : sous le regard de la première, le second ausculte d’abord les pulsions de mort ; tandis que, à sa suite et avec l’appui dramaturgique du second, la première fait jaillir, dans un élan miroir, les pulsions de vie.
Aux commandes de leurs triptyques respectifs, les deux metteurs en scène n’hésitent pas à entrer eux-mêmes dans la danse. En ouverture de chacune de leurs séquences, l’un puis l’autre, incarnés par Romain Gy et Marie Depoorter, fouillent dans leurs propres souvenirs : Eddy D’aranjo en se remémorant ce moment où, à l’âge de sept ans, assis sur sa chaise de bureau, il a tenté de s’infliger le coup du lapin ; Camille Dagen cet instant où, alors qu’elle n’avait que cinq ans, elle a pris conscience de l’écoulement du temps et de l’inéluctabilité de la mort. Façon, pour eux, de s’ériger en chefs de file des réminiscences, parfois hallucinatoires, qui s’ensuivent. Tour à tour réelles et fictionnelles, existentielles et oniriques, elles plongent dans la dureté et la durée de la vie, dans ses lisières aussi, où la mort s’invite à intervalles très réguliers, comme chez Ibrahim, sept ans, atteint du syndrome de Cotard qui mêle négation d’organe et délire d’immortalité, chez Nans confronté aux deux urnes funéraires de ses parents, chez Sophie Calle qui dans sa vidéo Pas pu saisir la mort capte les derniers moments de sa mère, ou chez cette enseignante qui apprend en détail à ses étudiants en médecine comment se déroule un accouchement.
Volontairement hors des sentiers battus, cette proposition composite déconcerte à bien des égards, mais parvient à intriguer grâce à son écriture ample, profonde et poétique, à l’étrangeté de son souffle scénographique, à l’audace scénique dont les deux metteurs en scène font preuve et qui, dans le texte comme dans sa dimension formelle, entend dynamiter le théâtre, ou, à tout le moins, le faire turbuler. Chacun à leur endroit, Camille Dagen et Eddy D’aranjo font montre d’identités artistiques encore en gestation, mais déjà très affirmées, soulignées par la construction dramaturgique miroir qu’ils ont choisie. Unifié par un même protocole, sous-tendu par une même entreprise, La vie dure (105 minutes) profite de l’association, plutôt que de la fusion, de leurs deux langages pétris par autant de ressemblances que de différences, à commencer par la lumière qui transpire chez elle et la noirceur qui irrigue tout chez lui.
Reste que cette richesse scénique masque mal un certain manque de clarté, de ligne directrice forte qui permettrait de structurer solidement l’ensemble de bout en bout, et de sortir du côté patchwork qui tend à s’instaurer. Cérébrale et intellectuelle, la proposition de Camille Dagen et d’Eddy D’aranjo a, en définitive, les faiblesses de ses forces et n’échappe pas à la froideur du spectacle concept. Alors qu’elle est censée reposer sur du vécu, et en faire son miel, elle est, à de très rares exceptions près, largement dépourvue d’âme et de chair humaines, dissimulées derrière une théâtralité désirée, mais empruntée, qui, sous ses dehors maîtrisés, avance en réalité à tâtons. Malgré l’engagement des cinq jeunes comédiennes et comédiens, la sensibilité première des témoignages, que l’on devine çà et là, tend à s’effacer derrière les velléités de mise en scène d’un projet qui, paradoxe des paradoxes, profite autant qu’il pâtit de sa radicalité.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La vie dure (105 minutes)
Conception Animal Architecte et Eddy D’aranjo
Mise en scène Camille Dagen et Eddy D’aranjo en deux parties alternativement dirigées par chacun·e en collaboration dramaturgique avec l’autre
Scénographie Emma Depoid
Avec les comédien·ne·s de l’ensemble artistique du T° Alexandra Blajovici, Marie Depoorter, Cécile Feuillet, Romain Gy, Nans Mérieux, et la collaboration de cinq enfants de 7 ans et cinq personnes âgées de la région de Tours Eden Dumesmil, Sacha Enain, Agathe Lacroix, Balthazar Jarrigeon-Lucet, Zinga Zarra-Essafi, Ludmila Koulinitch, Anne Chaillot, Ibrahim Abdelhak, Andrée Colmant, Jean-Claude Ripault
Création son et régie vidéo Maël Fusillier
Création lumière et régie plateau Léa Dhieux
Création costumes Emma DepoidProduction CDN de Tours – Théâtre Olympia
Avec le soutien du dispositif Jeune Théâtre en Région Centre-Val de LoireDurée : 1h45
CDN de Tours – Théâtre Olympia
du 8 au 10 novembre, puis du 28 novembre au 2 décembre 2022CDN Orléans / Centre-Val de Loire
les 3 et 4 mai 2023
bonjour
un vrai beau moment de théâtre !
bravo a vous, merci de cette parenthèse inattendue !
et quel masse de travail, mise en scène, jeux d acteur, lumières, textes, rythme,… tout y est, tout est précis.
nous reviendrons vous voir avec grand plaisir !
Continuez comme ca vous faites du bien!
Merci !
Olivier