A partir d’un roman d’Arno Bertina, Anne-Laure Liégeois met en scène la révolté des salariés d’une usine d’abattage de poulets condamnée à la fermeture. Un spectacle éclairant la nature nouvelle des luttes sociales à travers une fiction haute en couleurs.
On dit souvent que cela fait partie des qualités d’un artiste que de capter l’air du temps, les transformations profondes de notre société. Arno Bertina a jeté les premiers mots de son roman, Des châteaux qui brûlent, en 2013. Le roman est paru en 2017. Depuis, la crise des gilets jaunes est passée par là. L’évolution d’un paysage politique aussi, où se lit la crispation croissante de la société, la montée d’une la colère qui semble se nourrir chaque jour d’un sentiment d’impuissance, qui devra bien finir par éclater. Au cœur des Châteaux qui brûlent, il y a tout cela. La rupture consommée entre le politique et le peuple, un dialogue qui ne s’opère plus, la déconnexion et le désespoir, la fin du monde et la fin du mois, et pas mal des problématiques contemporaines qui donnent à l’adaptation d’Anne-Laure Liégeois un puissant effet d’écho avec l’actualité. « J’ai compris qu’on ne fait pas de la politique par-dessus les gens » y affirme le secrétaire d’État à l’industrie, Pascal Montville. S’il n’y avait qu’une phrase à retenir de cette pièce, pour éclairer un peu l’avenir, ce serait peut-être celle-là.
Mais il y a bien d’autres choses encore à glaner dans de cette adaptation grand format d’un roman de plus de 400 pages. En deux heures trente d’un spectacle porté par 12 interprètes, on y voit se déployer le dernier combat d’une poignée de salariés d’une entreprise condamnée à la fermeture. C’est la Générale Armoricaine, usine d’abattage de poussins et poulets destinés à finir en nuggets et autres cordons bleus. Le secrétaire d’État à l’Industrie s’y rend, plein de saines convictions de gauche – anti-mondialiste, écologiste – mais maladroit dans sa communication – peu à l’écoute et donneur de leçons. Dans un mouvement de colère, les ouvriers salariés l’enferment. Débute alors une longue aventure que les employés n’avaient en rien planifiée. Médias et CRS affluent et l’usine se transforme en camp retranché. Quelle forme vont-ils donner à ce baroud d’honneur. Qu’y risquent-ils ? Que peuvent-ils y gagner ? Arno Bertina tente de saisir les enjeux des luttes sociales contemporaines, et développe à cette occasion des intuitions que la réalité des rond-points a, il y a peu, confirmées.
Récit choral porté par les voix des protagonistes de l’insurrection, Des châteaux qui brûlent fait alterner au plateau scènes de groupe et prises de parole individuelle qui permettent d’esquisser toute une galerie de personnages, pris dans la diversité de leurs personnalités et de leurs motivations. Le syndicaliste, la mère de famille, l’homme en colère, l’enthousiaste, le dépolitisé… Au-delà des habituelles simplifications médiatiques, il s’agit pour ces salarié.e.s aux parcours bien différents d’agréger leurs désirs pluriels pour donner une forme commune à leur révolte, et pourquoi pas, à leur avenir. Ce qui se joue ici, et que fait bien apparaître cette histoire, c’est la naissance d’un espace où s’exprimer, s’écouter, se regarder, un lieu où se réunir, où se sentir exister les uns les autres comme n’en proposent plus assez nos sociétés du travail, de l’écran et de l’isolement.
On aura quelques réserves sur l’issue par la fête qui ne parvient pas à vraiment convaincre. Et sur le sort que les nécessités de l’adaptation théâtrale font subir aux personnages forcément plus survolés ici que dans leur version romanesque. Il faut également dépasser le hiatus entre la volonté de donner un visage et une parole aux invisibles de notre société et une théâtralité qui les rend un peu factices. Au-delà de ces quelques grincements, la machinerie théâtrale mise au point par Anne-Laure Liégeois fonctionne extrêmement bien. Elle fait approcher les singularités d’une écriture, ménage bien des retournements dialectiques qui font qu’on ne sait plus trop quoi penser, condition indispensable à toue mise en marche de la réflexion, et, via une distribution de qualité, une scénographie aussi simple qu’efficace, offre le spectacle toujours surprenant d’une société qui cherche à se réinventer. Énergique et stimulant, ni optimiste, ni désespérant, Des châteaux qui brûlent déploie ainsi toute la complexité du réel en même temps qu’il fait naître un espace de fiction dans lequel on se laisse volontiers emporter.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Des châteaux qui brûlent
Mise en scène : Anne-Laure Liégeois
Texte : Arno Bertina (Gallimard, 2017)
Interprétation : Alvie Bitemo, Sandy Boizard, Olivier Dutilloy, Anne Girouard, Fabien Joubert, Mélisende Marchand, Marie-Christine Orry, Charles-Antoine Sanchez, Agnès Sourdillon, Assane Timbo, Olivier Werner, Laure WolfScénographie : Aurélie Thomas et
Anne-Laure Liégeois
Lumière : Guillaume Tesson
Costumes : Séverine Thiebault
Administration et production :
Mathilde PrioletProduction Le Festin – Compagnie
Anne-Laure LiégeoisCoproductions Le Volcan Scène nationale Le Havre, La Comédie de Saint – Étienne Centre dramatique national, Maison de la Culture d’Amiens, La Filature Scène nationale de Mulhouse, Le Théâtre de l’Union Centre dramatique national de Limoges, L’Equinoxe Scène nationale de Châteauroux, et Le Manège Scène nationale de Maubeuge
Avec la participation artistique
du Studio | ESCA
Construction décor
Atelier de la Comédie de Saint-Étienne.Durée 2h30
Tournée 2022/2023
Création les 9 et 10 novembre 2022
Le Volcan – Scène nationale du Havre15 novembre
Le Manège – Scène nationale de Maubeuge22 novembre
L’Equinoxe – Scène nationale de Châteauroux25 novembre
Le Bateau-feu – Scène nationale de Dunkerquedu 29 novembre au 1er décembre
La Comédie de Saint-Etienne – CDNdu 13 au 15 décembre
La Filature – Scène nationale de Mulhouse28 et 29 mars
La Maison de la Culture d’Amiensdu 1er au 23 avril 2023
Théâtre de la Tempête – Paris
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