Avec De bonnes raisons, les acrobates Sidney Pin et Matthieu Gary, fondateurs de la compagnie La Volte-Cirque, poursuivent une exploration physique et intellectuelle de la notion de risque débutée avec Chute ! Aussi drôle qu’intelligent, le duo soulève l’air de rien les lourdes ambiguïtés de son sujet d’étude.
L’intimité, pour les acrobates Sidney Pin et Matthieu Gary est une chose qui se partage. Tout comme se partagent les questions que posent le cirque, qu’ils pratiquent chacun de leur côté auprès de différentes compagnies. Le premier spectacle que créent ensemble les deux amis en 2016, Chute !, témoigne de ce désir de rendre communes des richesses qui habituellement sont cantonnées au domaine privé. Tout en mettant en scène leur complicité au milieu d’une sorte de ring de six mètres par quatre, autour duquel sont installés les spectateurs, les artistes font ce que leur titre promet : ils interrogent la notion de chute avec un humour qui n’exclue pas le sérieux. Cette pièce, qui a largement tourné, n’a pas pour ses deux auteurs et interprètes épuisé l’envie de faire du cirque un lieu d’exploration de sujets qui traversent leur discipline et la dépasse. Ils poursuivent sur leur lancée avec De bonnes raisons, où ils déplacent légèrement leurs recherches pour se pencher sur la notion d’autant plus dangereuse du risque, que de nombreuses compagnies de cirque y ont consacré des créations ces dernières années.
Dès qu’ils nous accueillent dans leur PALC de trois mètres de haut, de douze mètres de diamètre, avec une piste de 6,50 mètres pensé pour l’occasion, Sidney Pin et Matthieu Gary balaient toute velléité de comparaison avec d’autres duos masculins joignant au cirque une parole sur lui. Faisant mine de nous ouvrir les coulisses de la construction d’un numéro, les acrobates posent les bases de la relation qu’ils vont développer sur la piste. On la devine largement inspirée du réel avec juste ce qu’il faut de fiction pour rendre toute histoire singulière profitable à d’autres, au spectateur qui est ainsi placé dans une position ambigüe, entre le témoin privilégié et le voyeur. Excellents dans l’art de feindre l’improvisation et le tâtonnement, les deux acolytes savent faire accepter à leur entourage de taille modeste – les gradins du PALC peuvent accueillir au maximum 170 personnes – leurs règles d’un jeu dont les apparences légères cachent un objectif imposant : montrer que « la notion de risque porte en elle une curieuse ambivalence, tant sémantique que politique ».
La pensée, dans De bonnes raisons, est toujours jointe au geste. C’est lorsque Matthieu Garry monte sur le mât que Sidney Pin tient en équilibre sur son épaule que l’analyse commence à se déployer. L’acrobatie, même balbutiante, faisant naître la peur chez ceux qui la pratiquent, celle-ci tient dans la pièce une place centrale. Loin d’être inhibante pour le porteur et le voltigeur, elle est l’une des charpentes de la pièce, dont l’apparente fragilité est la preuve d’une force bien maîtrisée. Assumée par Matthieu Garry, qui l’exprime avec une autodérision délicieuse, la crainte de la chute côtoie sans cesse son contraire. Dans la bouche du porteur en effet, les gestes et les mots de la puissance, de l’invulnérabilité ne se fatiguent jamais de provoquer leurs opposés. Cette cohabitation tantôt harmonieuse tantôt franchement conflictuelle permet à l’attachant binôme d’aborder la complexité de son objet d’étude, qui peut s’exprimer dans toutes sortes de circonstances, pour toutes sortes d’objectifs plus ou moins honorables.
Après avoir confronté leurs points de vue respectifs sur le risque, non sans tentatives de faire bouger l’autre, porteur et voltigeur peuvent donner à leur réflexion un tour plus général et conceptuel. Toujours par des numéros qui semblent jaillir à l’instant de leur imagination aussi souple et galopante que leurs corps, Sidney Pin et Matthieu Gary disent le risque aux motifs nobles, humanistes, comme celui qui accompagne une entreprise de domination. Fait de choses toutes simples comme des tréteaux, une bascule, quelques effets de lumière et de sons qu’incarne au plateau le régisseur Étienne Charles – preuve que l’amitié et l’humour des acrobates sont contagieux –, De bonnes raisons choisit son camp par cette humilité. Par la tendresse aussi qui se dégage de cette conférence très gesticulée : même lorsqu’il s’agit de violence, c’est avec douceur que le font Matthieu et Sidney, dont les questions sans réponses uniques constituent une belle contribution à la pensée sur le cirque, en incessant mouvement.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
De bonnes raisons
Ecriture et jeu : Matthieu Gary et Sidney Pin
Production : Elsa Lemoine et Clémence Mugard / l’Avant Courrier
Diffusion : Clemence Mugard / l’Avant Courrier
Régie générale : Etienne Charles et Julien Lefeuvre
Administration : Valeria Vukadin
Regard extérieur : Marc Vittecoq
Construction : Maxime Héraud / La Martofacture
Remerciements : Fragan Gehlker, Pauline Dau, Myrto Andrianakou, Alexandre Guillot, Sarah Lys, la Martofacture, l’association Pivoine.
Coproductions: Carré Magique, Pôle National Cirque de Bretagne, Lannion (22) — Le Grand R, Scène Nationale de la Roche-sur-Yon (85) — Onyx, Scène conventionnée, Saint-Herblain (44)— Cité du cirque Marcel Marceau, Pôle Régional Cirque, Le Mans (72)—Plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie / La Brèche à Cherbourg (50) et le Cirque-Théâtre d’Elbeuf (76)—Plus Petit Cirque du Monde, Bagneux (92)
Subventions: DRAC Pays de la Loire – Région Pays de la Loire – Conseil Général de Loire Atlantique – Ville de Saint-Herblain – Ville de Nantes
Accueil en résidence: Services Territoriaux Éducatifs et d’Insertion, Rezé (44)—Maison de quartier Madeleine Champs de Mars, Nantes (44)—Quai des Chaps, Nantes (44)—Ville d’Indre (44)—Ville de Couëron (44)—Artémisia, La Gacilly (56)—La Martofacture, Sixt-sur-Aff (35)—MC2, Scène Nationale, Grenoble (38)—Le Monfort Théâtre, Paris (75)—L’Essieu du Batut, Murols (12)—L’espace Senghor en partenariat avec le festival Les Débroussailleuses & le Cirque du Docteur Paradi, le May-sur-Èvre (49)—Festival SITU, Veules-les-Roses (76).
Durée : 1h20
du 10 au 12 octobre 2024
Théâtre de Suresnes
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