Du Marivaux en créole, du Beckett en marionnettes : les compagnies originaires de la Réunion sont présentes en force cette année dans le Off à Avignon et aspirent à ce que la France métropolitaine les regarde « d’un œil attentif» , loin de tout exotisme.
Un collectif de neuf compagnies ont joint leurs forces pour la 56e édition du festival Off à Avignon. « J’ai beaucoup de fierté à amener ma compagnie pour la première fois à Avignon parce qu’on sait combien c’est difficile pour les Outremer de montrer leur travail » en métropole explique Lolita Tergémina, directrice de la compagnie Sakidi. Elle a adapté Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux en créole réunionnais, qui est à base lexicale française : « Kan lamour èk lo azar i zoué avek ». Au théâtre de la Chapelle du Verbe Incarné, la compagnie interprète avec brio cette comédie, avec surtitrage en français. « Mi prefer i done amoin la shans trap out ker plitok done amoin
tout lo bien néna su la ter » ( « J’aimerais mieux qu’il me fût permis de te demander ton cœur que d’avoir tous les biens du monde »), soupire Dorante, travesti en faux serviteur.
Lolita Tergémina, qui joue elle-même la servante Lisette, voit la participation à Avignon comme « la récompense de 17 ans de travail de démocratisation du théâtre » sur l’île. Avec pour but de « sensibiliser les Réunionnais aux grands textes du répertoire mais aussi favoriser l’émergence d’un théâtre d’expression créole », souligne l’artiste de 44 ans, qui a déjà adapté des textes de Dario Fo et de Tchekhov, aidée du linguiste réunionnais Jean-Claude Carpanin Marimoutou. Le défi de Lolita Tergémina a été a été de « respecter le niveau de langue de Marivaux, et de chercher dans notre langue la manière de marquer le niveau social des serviteurs et des maîtres ». Elle va se lancer ensuite dans du Molière en créole.
Isabelle Martinez, fondatrice de la compagnie Pata Negra, mesure également la difficulté d’exporter des spectacles réunionnais. « On aimerait se défaire de certains stéréotypes, comme celui qui nous assimile à du théâtre folklorique ». Elle s’inspire en partie de l’univers de Samuel Beckett pour créer Qui sait ce que voit l’autruche dans le sable?. « C’est poétique, drôle et se prête à l’art de la marionnette; il est accessible dès six ans et casse l’a priori qu’il s’agit d’un théâtre hermétique » explique la metteuse en scène. La pièce a tourné pendant cinq ans dans les écoles, les hôpitaux, les prisons de La Réunion, mais aussi en Afrique australe. Formée à l’art de la marionnette au Théâtre des Alberts, elle présente aussi dans le Off un Oedipe pour jeune public.
Parmi les autres formes, on retrouve du théâtre musical avec les compagnies Qu’avez-vous fait de ma bonté et Ilha avec le collectif « L’Alpaca rose », un Pinocchio signé de la compagnie « Lé La » avec jeux vidéo et langage de rue, tandis que la compagnie « Kisa Milé » se saisit de la question de l’identité, avec l’histoire d’un grand-père à qui on a interdit de parler en créole. C’est ce pluralisme et cette contemporanéité que la chorégraphe Soraya Thomas aimerait voir mis en valeur. Dans Et mon cœur dans tout ça?, nue sur le plateau, cette femme de 43 ans à la tête de la compagnie « Morphose » présente un manifeste qui s’insurge contre l’image hyper sexualisée de la femme noire ou métisse.
« Malgré les aides qu’on reçoit, il y a 10.000 km qui nous séparent et on reste méconnus des professionnels français » regrette l’artiste. « On est sur île de l’océan Indien, on tisse des liens avec l’hémisphère sud mais on reste des Français, on aimerait que l’Hexagone nous regarde avec un œil attentif, curieux, sans préméditation » conclue la chorégraphe.
Rana Moussaoui – AFP
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