Avec SCUM rodeo, la metteuse en scène Mirabelle Rousseau donne à entendre le manifeste féministe culte de Valerie Solanas, en admettant et en jouant de sa radicalité. Une charge portée avec une énergie puissante par Sarah Chaumette.
C’est en 2013 que la metteuse en scène Mirabelle Rousseau crée pour la première fois avec Sarah Chaumette, dans le cadre des Sujets à vif – dispositif organisé conjointement par la SACD et le festival d’Avignon – SCUM Rodeo, d’après le SCUM Manifesto de Valerie Solanas. Autant dire qu’à l’époque, Valerie Solanas demeure vraiment une figure confidentielle, inconnue en France au-delà des cercles féministes. En 2019, au Théâtre du Nord, Christophe Rauck créait La faculté des Rêves de Sara Stridsberg qui mettait en scène l’activiste féministe. Mais de 2013 à 2022, de l’eau a coulé sous les ponts. Les violences sexistes comme la domination patriarcale ne cessent d’être épinglés, du mouvement #metoo aux collages dénonçant les féminicides ; du départ d’Adèle Haenel de la cérémonie des Césars 2020 aux toutes récentes prises de paroles de vingt femmes témoignant dans l’enquête judiciaire contre PPDA.
Ce mouvement aux vagues successives a permis de (re)découvrir l’intellectuelle américaine et féministe radicale Valerie Solanas (1936-1988). Pour autant, lorsqu’on la cite, c’est d’abord pour son coup d’éclat – et ses coups de feu ratés : le 3 juin 1968, Valerie Solanas tirait à bout portant sur Andy Wahrol, laissant l’artiste plusieurs jours entre la vie et la mort. Ce geste, que l’autrice justifia en reprochant à Wahrol un trop grand contrôle sur sa vie était, également, lié à plusieurs différents : outre que Wahrol avait perdu un manuscrit de pièce que Solanas lui avait soumis, ce dernier avait écorché son nom dans le générique d’un film dans lequel elle jouait (et n’avait pas effectué les corrections).
Mais cette tentative d’assassinat est intrinsèquement lié à un autre geste : l’écriture du SCUM Manifesto. Dans ce pamphlet féministe radical (publié en 1967 à compte d’auteur et repris par une maison d’édition dès la fin de l’année 68), Solanas appelle à l’usage de la violence pour se débarrasser des hommes et instaurer une société sans mâles. Dès la conférence de presse improvisée qui suivit son acte envers Wahrol, Solanas renvoyait à la lecture du SCUM. En somme, le texte annonce et conceptualise le geste meurtrier, il le planifie et l’explicite : une démarche performative qui ne peut que l’amener à trouver brillamment sa place sur une scène de théâtre… D’autant que Mirabelle Rousseau de la compagnie Le T.O.C., metteuse en scène rompue aux écrits ardus, saisit subtilement toute la performativité du texte dans sa mise en scène.
Le spectacle débute avec l’entrée en scène de Sarah Chaumette par une porte à cour, légèrement en-deçà du plateau. Vêtue comme pourrait l’être une conférencière estivale, manipulant ses lunettes – seul le vernis bigarré de ses ongles dénotant dans sa mise impeccable et classique –, elle débute par la lecture du texte (document accessible au public et dont le graphisme lie propos et intitulé). Une lecture qu’elle suspend quelques instants pour présenter l’américaine et les différents sens de « SCUM » : terme d’argot signifiant « crasse, excrément, racaille, ou salaud », l’expression est en général renvoyée à Society for Cutting Up Men (« Association pour émasculer les hommes ») – cela alors même que Solanas a rejeté cette définition. L’on saisit ici que quelque chose résiste dans le texte comme dans la personnalité de Valerie Solanas et que le « rodeo » ne sera pas feint. C’est bien à un exercice de maîtrise que va se livrer Sarah Chaumette. Rejoignant la scène, la comédienne va, dans un geste vif et ramassé, enfourcher la langue multiple et riche de Solanas, les sinuosités et paradoxes parfois de son raisonnement, le baroque de ses enchaînements.
De l’annonce de la nécessaire éradication du mâle, le SCUM déplie les tares affectant le sexe masculin comme son besoin de domination par tous les moyens (la guerre, la paternité, etc.) ; liste les dominations subies par les femmes et les moyens d’y échapper. Ce cheminement, Sarah Chaumette le donne à voir en lâchant sa position distante, abandonnant veste et lunette, jouant avec le micro – qui devient une régulière métaphore phallique – pour terminer sur une haute chaire de conférencière. Évoquant notamment ce dont les femmes doivent se libérer (la sexualité, la vénération de l’art et de la culture, les « Fifilles à Papa »), revendiquant le nécessaire passage à la criminalité plutôt qu’à la désobéissance civile (« tactique [admettant] globalement le bien-fondé du système et [n’étant] utilisé que pour le modifier légèrement ») le texte se termine sur une tonalité plus proche de la science-fiction, avec l’arrivée de l’automatisation. Cette échappée se traduit par l’électrisation de la chevelure de Sarah Chaumette qui, ainsi transfigurée, évoque une singulière pythie annonçant la toute-puissance des femmes par le choix de la marge.
Si d’aucuns trouveront que l’interprétation de Sarah Chaumette pourrait être un peu plus dans la retenue, l’on préférera plutôt voir dans cette incarnation entière une jubilation. Celle d’une actrice en plein corps-à-corps avec une œuvre complexe, ravageuse, paradoxale parfois, traversée d’élans de fureur mais aussi de traits d’humour. Un humour parfois involontaire dans l’écriture, mais que la mise en scène et la direction d’acteurs exploitent judicieusement. Et au-delà de son côté dérangeant, grinçant, de son extrémisme extravagant, ce SCUM rodeo résonne avec une vitalité particulière aujourd’hui. D’abord parce que face aux violences sexistes omniprésentes et au backlash, soit au retour de bâton masculiniste à l’œuvre, les positions décapantes de Solanas questionnent et ne laissent personne indifférent. Ensuite parce que ce qu’appelle Valerie Solanas à détruire, ce n’est pas seulement le patriarcat, mais bien l’entièreté du monde capitaliste et de ses structures.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
SCUM rodeo
A partir du manifeste de Valerie Solanas
Traduction Blandine Pélissier
Un projet de Mirabelle Rousseau et Sarah Chaumette
Avec Sarah Chaumette
Collaboration artistique Leo Lorenzo
Théâtre La Reine Blanche, Paris
Les 12, 14, 17, 19, 21, 24, 26, 28 mai 2022 à 21h,Le 13 mai 2022 à 20h30, FRAC Centre-Val de Loire, Orléans
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