En récréant son tout premier spectacle, l’autrice et metteuse en scène orchestre un voyage doux-amer et fascinant dans un univers burlesque, où les imitations sont reines et les destins tout tracés, pour mieux déconstruire et déjouer l’éternel retour du même.
La chanson [reboot] a la saveur des expéditions archéologiques. Pour qui connaît le travail de Tiphaine Raffier (Dans le nom, France-fantôme, La réponse des hommes), plonger dans son tout premier spectacle, créé en 2012, transformé en moyen métrage en 2018, puis re-créé en 2021 avec une nouvelle distribution (Clémentine Billy, Jeanne Bonenfant et Candice Bouchet), revient à découvrir les fondations d’un geste artistique en devenir, permet de repérer les germes ce qui, plus tard, éclora et s’accomplira pleinement, mais aussi de voir affleurer une intelligence scénique et dramaturgique rare. Avant de se nourrir des autres (Jeanne Favret-Saada, les Œuvres de miséricorde, et bientôt Némésis de Philip Roth) et de genres singuliers (le thriller, la science-fiction), la metteuse en scène avait pris son propre passé pour cible, et objet d’étude, afin de commencer à creuser ce sillon qu’elle ne lâchera plus : l’impact de l’environnement, de préférence le plus clos possible, sur les individus, leurs relations et leur devenir.
Dans La chanson, Val d’Europe, ce lieu pas tout à fait comme les autres, et même à nul autre pareil, fait office d’univers. Dans le secteur IV de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée où Tiphaine Raffier a grandi, Disney a installé, au début des années 1990, la version européenne de son célèbre parc d’attractions. À la demande des autorités françaises, la major américaine a aussi fait construire des logements, des commerces, des infrastructures urbaines, et fini par bâtir une agglomération entière qui concentre l’histoire architecturale du Vieux Continent. « J’ai d’abord vu la place de Toscane avant d’aller en Italie. J’ai d’abord découvert de faux immeubles haussmanniens avant de voir les vrais, à Paris », résume la metteuse en scène. Des routes paisibles aux hauts-parleurs qui diffusent de la musique classique au bord des lacs artificiels, tout y est parfait, très parfait, trop parfait, jusqu’à ressembler à un décor de cinéma.
C’est dans cet endroit en toc que Barbara, Jessica et Pauline vivent depuis leur plus jeune âge. Chaque jeudi soir, ces trois femmes se retrouvent dans un gymnase de la ville, avec vue sur le château de la Belle au Bois Dormant, pour répéter leur spectacle autour de la chanson d’ABBA, SOS. Accompagné d’un troublant exercice de gymnastique au sol baptisé « la mygale », ce rituel immuable, réglé comme du papier à musique, a un seul objectif : remporter le concours de sosies qui aura lieu quelques semaines plus tard. Malgré ce rythme stakhanovien, le trio s’accorde tous les mois un verre de l’amitié, tout aussi calibré, où le Passoa, la Manzana et le Malibu coulent à flots. Alors que Barbara, la cheffe de file autoritaire, et Jessica, la suiveuse un peu soumise, sont arrimées à leur poste de vendeuse chez Nature & Découvertes, Pauline est plus hésitante. Héritière d’un pactole de 900 000 euros, elle n’a pas encore trouvé sa voie, jusqu’au jour où Barbara lui montre un documentaire de National Geographic sur l’oiseau-lyre. Endémique en Australie, le volatile est un imitateur hors-pair, capable de reproduire les cris de ses congénères, mais aussi le bruit d’un obturateur d’appareil photo ou d’une tronçonneuse. Chez la jeune femme, cette découverte a l’effet d’une bombe : elle prend conscience qu’elle veut composer ses propres chansons, quitte à faire dérailler son histoire d’amitié.
Au long de ce récit aux frontières d’un burlesque savamment calculé, Tiphaine Raffier établit un parallèle fertile entre la ville et le trio féminin, portés par un même désir d’imitation, d’éternel retour que l’irruption régulière de la musique d’ABBA illustre à merveille. Davantage qu’un caprice, la décision de Pauline devient un acte doublement émancipateur, qui lui permet de s’extraire d’un environnement et d’une relation si bien réglés qu’ils en deviennent aseptisés. Avec ses chansons iconoclastes dédiées aux objets électroniques (la cigarette électronique, le cadre photo numérique…), la jeune femme joue les trouble-fête, bouscule les codes biens établis et va à rebours de la confortable assurance des vieux succès que Barbara souhaite simplement copier-coller. En cela, elle interroge les fondements de la création artistique et les poncifs qui l’accompagne. Un artiste doit-il être pauvre pour créer ? Se placer, jusqu’à l’absurde, dans des conditions particulières pour voir son art émerger ? Peut-on décider, du jour au lendemain, d’être artiste ou le devient-on par la force des choses ? sont autant de questions que Tiphaine Raffier pose, avec une ironie mordante, sur la table, sans leur apporter de réponses définitives.
En s’inspirant des codes des teen, puis des slasher movies, très en vogue dans les années 1990-2000, la metteuse en scène révèle également l’impact bien réel des stéréotypes fictionnels sur la construction des adolescentes. Nimbé d’une tendre nostalgie, redoublée par ce reboot qui fait passer les outils numériques en vogue il y a dix ans pour des antiquités, son spectacle s’impose alors, sans avoir l’air d’y toucher, comme un exercice exemplaire de déconstruction, où tout ce qui peut influencer, voire annihiler, la réalisation de soi – les habitudes trop ancrées, la condition sociale, les phrases toutes faites, les univers prêts-à-vivre – est passé à la moulinette. Pour cela, Tiphaine Raffier peut compter sur son soucis de la précision dramaturgique et sur son goût pour les détails scéniques féconds. De la traduction des paroles de SOS, qui, au fil du temps, prennent un relief différent, aux perturbations scénographiques qui suivent les dérèglements textuels, du côté baroque et sarcastique de certaines références à l’irruption du métathéâtre, tout concourt à déjouer, non sans humour, la triste fatalité des destins pré-tracés, à commencer par le sien. Dans ses dernières encablures, La chanson tend ainsi à glisser vers l’anticipation, à explorer un monde en voie de perdition, et semble bel et bien annoncer les spectacles qui suivront.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La chanson [reboot]
Texte et mise en scène Tiphaine Raffier
Avec Clémentine Billy, Jeanne Bonenfant, Candice Bouchet
Assistante à la mise en scène Clémentine Billy, Joséphine Supe
Scénographie et lumières Hervé Cherblanc
Vidéo Pierre Martin Oriol
Musique Guillaume Bachelé
Son Martin Hennart
Costumes Caroline Tavernier
Chorégraphie Johanne Saunier
Directeur technique Olivier Floury
Régie vidéo et lumières Lucie Decherf
Régie son Jehanne Cretin-MaitenazProduction La femme coupée en deux
Coproduction Théâtre de Lorient CDN ; Le Préau, CDN de Normandie – Vire ; Théâtre Sorano – ToulouseLa compagnie La femme coupée en deux bénéficie du soutien du ministère de la Culture / Direction régionale des affaires culturelles Hauts-de-France, au titre de l’aide aux compagnies subventionnées, et du soutien de la Région Hauts-de-France.
Durée : 1h20
TNS Strasbourg
du 10 au 20 janvier 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !