Au TNP de Villeurbanne, Aurélia Guillet s’empare avec audace et exigence de l’ombrageuse poétique d’Hermann Broch qui sonde, à l’échelle individuelle, les sources intimes du fascisme.
Il faut la voir, Zerline, débouler sur le plateau tel un chien dans un jeu de quilles, son carquois empli de flèches venimeuses. A A., le locataire de la Baronne chez qui elle officie, la servante a des secrets à livrer, sans même attendre d’obtenir son consentement. « La Baronne l’a eu avec un autre… Hildegarde – c’est une bâtarde », lui susurre-t-elle d’entrée de jeu, comme on planterait dans le taureau distrait une imparable banderille. Cette révélation, la domestique ne la tient pas d’un racontar, mais de sa propre histoire, une histoire d’amour – « la plus grande de la langue allemande », écrira Hannah Arendt – qu’elle s’en vient lui conter, transfigurée par l’urgence de l’ultime aveu. Par le passé, cette femme a aimé ou a, plus certainement, été fascinée par un homme, Herr Von Juna, qui était, aussi, l’amant de sa maîtresse – et, chemin faisant, le père de sa fille unique, Hildegarde. Partenaire de trois femmes à la fois, retranché dans un pavillon de chasse où il pouvait assouvir, en toute tranquillité, ses pulsions donjuanesques – conformément à l’anagramme formé par son patronyme –, ce séducteur invétéré s’impose comme le symbole, pour ne pas dire la figure archétypale, d’une société allemande à bout de souffle.
Rouage-clef des Irresponsables d’Hermann Broch qu’Aurélia Guillet a eu l’audace d’adapter au TNP de Villeurbanne, Zerline lève, par son récit même, le voile sur les agissements souterrains d’un corps social qui, sous ses airs de ne pas y toucher, est traversé par des forces moins avouables, innervé par l’hypocrisie, la jalousie, la sexualité, et surtout le désir qui bouscule tout, y compris l’amour. Le portrait qu’elle dresse des êtres, fourbes, soumis, décevants, est aussi la fresque d’un monde où la morale aurait explosé, où la justice reculerait devant le qu’en-dira-t-on, où la dévaluation de la monnaie n’aurait d’égal que celle des valeurs, où, en définitive, un coup de barre, sévère, vers la raideur, vers la radicalité d’un ordre restauré s’imposerait comme la seule et unique solution – à l’image de ce « Président », mari de la Baronne, dont la servante ne cesse de louer la prétendue « sainteté ». En sondant les corps et les coeurs de cette Allemagne d’entre-deux-guerres, Hermann Broch ausculte, en réalité, l’inéluctable montée du fascisme. Et la vague est d’autant plus déstabilisante qu’elle n’est pas purement intellectuelle. Chez le romancier autrichien, l’idéologie ne nait pas des idées, mais de l’expérience, de cette frustration des êtres et des corps, d’un désir qui, s’il peut être moteur, peut également être source de dérèglements.
Puissamment incarnée par Marie Piemontese, qui se sert de sa colère froide, intérieure, mais encore vivace, pour donner un côté implacable, quasiment cruelle, à la lutte sociale qu’elle mène contre la Baronne dont elle prendrait bien la place – à moins que ça ne soit déjà fait –, Zerline est loin d’être seule à bord. Dans les pas d’Hermann Broch, Aurélia Guillet la positionne comme l’astre noir d’une constellation beaucoup plus vaste, où graviterait une kyrielle de personnages, parmi lesquels A., bien sûr, sorte de Lopakhine hollandais capable, sans en retirer de plaisir véritable, de racheter les bâtisses et les terres allemandes dévaluées ; le père adoptif de l’innocente Mélitta – que Zerline pousse volontairement dans les bras de A. –, apiculteur de son état, retiré du monde des Hommes pour se réconcilier avec la Nature ; et Hildegarde, aveuglée par sa fascination érotique pour le pouvoir, par son érotisation radicale des corps, par la consécration d’un désir sans amour – « Suivre un Führer vers ce qui est mort pour parvenir à ce qui est vivant, voilà ce dont nous avons tous besoin… mais… vous n’êtes pas un Führer de ce genre », assène-t-elle d’ailleurs à A. une fois attiré dans son lit pour le vampiriser jusqu’à le faire totalement sien. Pour respecter les différentes focales à travers lesquelles Broch, dans son roman, regarde ces figures, Aurélia Guillet les invoque, plus qu’elle ne les convoque, à l’aide de différents média, du plateau à la vidéo, des planches à l’écran, avec, toujours, ce soucis aigu du cadre, resserré ou élargi, comme pour mieux guider le regard de chacun.
Dans son geste artistique, porté par la nouvelle traduction d’Irène Bonnaud qui offre à la langue d’Hermann Broch, une puissance lyrique encore plus directe, la jeune metteuse en scène – friande de textes exigeants – imbrique l’ensemble des composantes, de la scénographie à la lumière, de la musique au jeu, pour que tout ne s’ajoute pas à tout, mais soit au service de tout. A commencer par ces lumières qui nimbent régulièrement les personnages dans un clair-obscur finement travaillé, pour que leurs visages soient marqués par cette division qui les étreint, et les ronge, entre une face visible et une face cachée. Surtout, Aurélia Guillet profite du trio de comédiens – Adeline Guillot, Marie Piemontese et Pierric Plathier – qu’elle a, en plus de ceux présents en vidéo – Miglen Mirtchev, Judith Morisseau et Manel Morisseau Coulloc’h –, intelligemment réunis au plateau et qui, chacun à leur endroit, concourent à faire reluire l’ombrageuse poétique de Broch, voire à la faire résonner jusqu’à nous. Lorsque, par la bande – et il reviendra à chacun de s’y employer tant le travail d’Aurélie Guillet respecte la logique fragmentaire du romancier –, la consommation sexuelle, le besoin d’un homme providentiel et la réconciliation avec la Nature – qui, comme tous les concepts avec une majuscule, peut s’avérer dangereux – s’invitent dans les esprits, l’écho avec nos propres tourments se fait grand, et offre à la pensée de Broch une acuité remarquable, sans l’espérer prophétique.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Irresponsables
de Hermann Broch
Traduction Irène Bonnaud
Mise en scène Aurélia Guillet
Avec Adeline Guillot, Marie Piemontese, Pierric Plathier et à l’image Miglen Mirtchev, Judith Morisseau et Manel Morisseau Coulloc’h
Scénographie et lumière Aurélia Guillet
Collaboration à la scénographie et à la lumière Jean-Gabriel Valot
Son Jérôme Castel
Vidéo Jérémie Scheidler
Costumes Benjamin Moreau
Collaboration dramaturgique Irène Bonnaud, Alain Jugnon, Marion Stoufflet
Assistanat à la mise en scène Maksym TeterukProduction Théâtre National Populaire
Coproduction Compagnie Image et ½Durée : 2h50 (entracte compris)
Théâtre National Populaire, Villeurbanne
du 3 au 19 mars 2022
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