La mise en scène sophistiquée du directeur du Théâtre de la Ville rigidifie l’enquête paléoanthropologique conduite par Vercors.
Où commence et où s’arrête le genre humain ? Quel est « le propre de l’Homme » ? Quels éléments tangibles, palpables, le distinguent essentiellement de l’animal ? Ces questions agitent depuis des siècles les cercles philosophiques, biologiques, religieux, anthropologiques et, en l’absence de définition légale stricte et universelle, chacun apporte sa réponse : la conscience assurent les uns, la culture se hasardent les autres, l’intervention de la main divine assènent les derniers qui voient en l’espèce humaine un miracle tel qu’elle ne pourrait pas être le seul fruit de l’évolution darwinienne. Alors, pour essayer de tracer, une bonne fois pour toutes, une frontière claire, les Hommes, tels qu’en eux-mêmes, se creusent la tête et investissent le champ de la recherche. Sauf qu’à mesure que la connaissance avance, le terrain s’agrandit, les pistes se multiplient et les limites anciennes, prétendument intangibles, se brouillent, jusqu’à provoquer ce tournis que Vercors a voulu saisir dans Les Animaux dénaturés, puis dans Zoo ou l’Assassin philanthrope, dont Emmanuel Demarcy-Mota s’empare aujourd’hui au Théâtre de la Ville.
Résistant, opposant farouche aux théories raciste, eugéniste et nazie, le co-fondateur des Editions de Minuit tente d’y esquisser, au sortir de la guerre, une notion universelle de l’Homme, plus généreuse qu’excluante. Par la voie romanesque (Les Animaux dénaturés), puis par la voie théâtrale (Zoo ou l’Assassin philanthrope), ils donnent naissance à une nouvelle espèce, Paranthropus greamiensis. Découverts par une cohorte d’anthropologues, ces « tropis » pourraient être le fameux chaînon manquant entre l’Homme et le singe. Afin de les classifier, et d’aider les autorités à se prononcer sur leur humanité, les chercheurs décident d’inséminer artificiellement des « tropis » femelles avec du sperme humain, d’une part, et avec du sperme de singe, d’autre part. Un subterfuge biologique malin, mais manqué, qui conclut à la double interfécondité de cette nouvelle espèce et laisse à Douglas Templemore un « fils » sur les bras. Une nuit, le journaliste empoisonne ce rejeton hybride, déclaré à l’état-civil, à la strychnine, et se dénonce immédiatement aux autorités médicales et policières. S’ouvre alors son procès qui, de gré ou de force, devra conclure : a-t-il commis un infanticide ou tué un animal ? De la réponse des jurés, dépend la vie de Douglas, mais aussi le caractère humain ou non des « tropis ».
A travers cette procédure, théâtralement aussi efficace que didactique, Vercors ne cherche pas à se prononcer sur l’acte d’un homme, mais soulève des enjeux beaucoup plus vastes, et complexes. Plus l’enquête avance, au long de flash-back réguliers et de témoignages de scientifiques venus d’horizons divers, plus le débat paléoanthropologique prend de l’ampleur et se double de dimensions philosophique, biologique, voire politique lorsque l’homme d’affaires Vancruysen entre en scène, bien décidé à reléguer les « tropis » au rang d’animaux afin de les utiliser comme main d’oeuvre bon marché, sans salaires, ni droits. Alors que chaque expert s’échine à dresser, en creux, le portrait-robot de l’Homme en faisant, pêle-mêle, du langage, de la taille du cerveau ou de l’utilisation de grigris une preuve d’humanité formelle, la définition du genre humain paraît se dérober, au lieu de s’affiner, et échapper sans cesse à tout ceux qui tentent de la fixer de manière un peu trop définitive. D’autant que, avec l’aide des conseillers scientifiques qui l’entourent – la neurochirurgienne Carine Karachi, l’astrophysicien Jean Audouze, la biologiste Marie-Christine Maurel et le philosophe et biologiste Georges Chapouthier –, Emmanuel Demarcy-Mota pousse la quête évolutionniste de Vercors jusqu’à nous. Agrémentée de références contemporaines sporadiques – aux « salades véganes », par exemple –, elle pose, avec acuité, la question de « l’homme d’après », de l’humain augmenté, hybridé par une logique transhumaniste qui pourrait, paradoxalement, remettre en cause son humanité.
Reste que, malgré son actualité brûlante, le propos de Vercors est, malheureusement, mis à distance par la mise en scène trop sophistiquée du directeur du Théâtre de la Ville. Mu par la volonté de réaliser des images, esthétiquement réussies grâce au travail scénographique d’Yves Collet et aux lumières de Christophe Lemaire, Emmanuel Demarcy-Mota théâtralise à l’excès une pièce qui n’en demandait pas tant. Déjà handicapés par une aisance scénique inégale, les comédiennes et comédiens de la troupe du Théâtre de la Ville se trouvent enfermés dans une direction d’acteurs rigide et empruntée. Au lieu de se mettre à hauteur de spectateurs, les voilà parés d’un ton professoral qui tend à prendre son monde de haut et à inscrire le spectacle dans une verticalité maladroite. Un manque de fluidité formelle qui contamine, par capillarité, la limpidité de la pensée, et donne à l’ensemble un vernis artificiel, plutôt que de jouer pleinement la carte de l’enquête intellectuelle. A ce Zoo, il aura alors sans doute manqué une bonne dose de simplicité pour, plus directement, ouvrir les esprits et, plus sincèrement, toucher les cœurs.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Zoo ou l’Assassin philanthrope
D’après Zoo ou l’Assassin philanthrope et Les Animaux dénaturés de Vercors
Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota
Avec la troupe du Théâtre de la Ville : Mathias Zakhar, Ludovic Parfait Goma, Valérie Dashwood, Marie-France Alvarez, Sarah Karbasnikoff, Anne Duverneuil, Céline Carrère, Charles-Roger Bour, Jauris Casanova, Gérard Maillet, Stéphane Krähenbühl
Assistante à la mise en scène Julia Peigné
Collaboration artistique Christophe Lemaire, François Regnault
Conseillers scientifiques Carine Karachi (neurochirurgienne), Jean Audouze (astrophysicien), Marie-Christine Maurel (biologiste), Georges Chapouthier (biologiste, philosophe)
Scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy-Mota
Lumières Christophe Lemaire, Yves Collet
Musique Arman Méliès
Costumes Fanny Brouste
Son Flavien Gaudon
Vidéo Renaud Rubiano
Maquillages et coiffures Catherine Nicolas
Masques Anne Leray
Accessoires Erik Jourdil
Conseillère littéraire Murielle Bechame
Travail gestuel Claire Richard
Assistant lumières Thomas Falinower
Assistante costumes Véra Boussicot
Réalisation costumes Lucie Charvet, Agathe Helbo
Réalisation masques Rebecca de Monfreid, Marie-Cécile Kolly
Stagiaire mise en scène Pauline de QuatrebarbesProduction Théâtre de la Ville-Paris
Coproduction Musée d’OrsayDurée : 1h30
Théâtre de la Ville-Paris – Théâtre des Abbesses
du 23 avril au 7 mai 2024
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