Au TGP de Saint-Denis, Jonathan Mallard adapte avec une grande sensibilité Le Sel de Jean-Baptiste Del Amo et révèle ces mouvements tectoniques qui, au long des années, transforment une famille en archipel.
De retour dans sa ville natale pour donner un discours au sein du collège qui l’a vu grandir, Paul Valéry s’interroge : « Qu’est-ce que Sète ? ». Et le poète, avec son sens de la formule si fine, de qualifier « la Venise du Languedoc » d’« île singulière », avant de poursuivre : « Si, d’événements en événements et d’idées en idées, je remonte le long de la chaîne de ma vie, je la retrouve attachée par son premier chaînon à quelqu’un de ces anneaux de fer qui sont scellés dans la pierre de nos quais. L’autre bout est dans mon cœur. » Comme si la topographie des lieux de l’enfance avait, quoi qu’on y fasse, une influence sur l’existence – et sur l’art, dans le cas de Valéry, qui avait fait, ses yeux adolescents plongés dans la mer, « une sorte d’île de son esprit ». Originaires de ce « roc » qui « serait une île si deux bancs de sable […] ne le reliaient ou ne l’enchaînaient à la côte du Languedoc », selon la description du poète, les personnages du Sel de Jean-Baptiste Del Amo ne connaissent pas d’autres destins, pieds et poings liés à cette langue de terre où leur passé, leur présent, et même leur futur, semblent irrémédiablement arrimés, boucanés par les embruns, pétris par le caractère ombrageux des « presqu’insulaires ».
Maritime par essence, ce roman à quatre voix, dont Jonathan Mallard s’empare au Théâtre Gérard-Philipe, est une succession ininterrompue de flux et de reflux mémoriaux, de ressacs existentiels, de mouvements tectoniques, qui, au long des années, conduisent à l’archipélisation d’une famille. Sans assumer qu’ils se sont intimement éloignés d’elle, Louise se prépare à recevoir ses trois enfants, leurs conjoints et leur progéniture pour le dîner. Alors qu’elle se noie dans l’exécution de petites attentions qui trompent sa solitude éternelle, en même temps qu’elles témoignent de son amour, la matriarche voit monter en elle une marée de souvenirs où se confondent les fractures générationnelles, les occasions manquées, les douleurs d’une vie aussi, marquée par la dureté de son mari, Armand, qui vient de disparaître. En un écho magnifique, Fanny, Albin et Jonas sont, eux aussi, traversés par un trouble similaire qui, de fil en aiguille, tisse la trame houleuse de leurs constructions identitaires et sexuelles. Tandis que la première, qui se vit comme la malaimée de la fratrie, voit son couple et son for intérieur se déliter depuis le décès de sa fille, Léa, le second ne parvient pas à dépasser la ressemblance avec son père et le dernier à se détacher de l’image de Fabrice, l’amour de sa vie, mort du Sida. Tous, et chacun à leur endroit, ils forment un archipel d’êtres blessés où l’horizon semble bouché, où, à chaque pas pour avancer, le passé se rappelle à eux, avec son lot de non-dits, de blessures et de fêlures.
Adapter un tel ouvrage avait, a priori, tout de la gageure, tant l’écriture de Del Amo ne paraît pas immédiatement théâtrale. Et pourtant, Jonathan Mallard réussit brillamment son pari. A partir d’un travail collectif minutieux, où liberté et respect se conjuguent, naît une pièce chorale qui renforce les reflets que les uns et les autres se renvoient. Pour amplifier ce bel effet miroir, le jeune metteur en scène a osé muscler les personnages secondaires du roman – à commencer par Emilie, Mathieu et Hicham, les conjoints respectifs de Fanny, Albin et Jonas –, comme pour mieux souligner que le regard d’autrui peut déformer sa propre vérité. Car s’il existe entre eux une mémoire familiale commune, où, au milieu d’un ciel nuageux pointent quelques éclaircies, comme autant de souvenirs heureux, et grondent quelques coups de tonnerre, comme autant de tournants dramatiques, elle est bel et bien organique, vivante, composite et surtout dépendante de l’appréhension de chacun. Quand l’un se raconte, ou les raconte, il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre l’autre objecter : « Ce n’est pas comme ça que ça s’est passé ». Façon d’affirmer sa singularité et d’acter des divergences, qui, accumulées, creusent d’insurmontables failles.
Loin de jeter la langue de Jean-Baptiste Del Amo par-dessus bord, Jonathan Mallard, tout en se l’appropriant, a veillé à en conserver les sublimes fulgurances – les « vœux silencieux » d’Hicham et Jonas, le regard « à côté » de Mathieu qui peine, quand il est face à Emilie, à ne pas « s’adresser aux fantômes ». A l’avenant, il assume et maîtrise pleinement ces allers-retours constants entre le passé et le présent, entre mélancolie, mal-être et envie joyeuse d’imaginer que, si les choses s’étaient déroulées autrement, le futur aurait nécessairement été différent. Parce qu’il est aussi conscient qu’elle est un élément consubstantiel des romans de Del Amo, et particulièrement de celui-ci, le metteur en scène cultive une ambiance scénique qui invite au voyage spatial, porté par la tramontane qui fait virevolter les chemises blanches et diffuse la bonne odeur d’une ratatouille sur le feu, mais aussi temporel dans sa manière, au gré des belles lumières de Rosemonde Arrambourg, de convoquer les spectres qui hantent ces existences croisées. Un écrin sensible qui n’aurait l’allure que d’une belle coquille vide sans le talent des cinq jeunes comédiens présents au plateau. Issus, comme Jonathan Mallard, de l’Ecole de la Comédie de Saint-Etienne, Lina Alsayed, Ambre Febvre, Julia Roche, Mikaël Treguer et Pierre Vuaille donnent tout le relief qu’ils méritent aux personnages de Del Amo. De rôle en rôle, ils transforment leur jeu très incarné en levier pour générer de la sensibilité et de l’attachement, jusqu’à faire de ces Îles singulières une étape réellement prometteuse pour leur avenir.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Îles singulières
Adaptation libre et collective
d’après Le Sel de Jean-Baptiste Del Amo
Mise en scène Jonathan Mallard
Collaboration artistique Edwin Halter
Avec Lina Alsayed, Ambre Febvre, Julia Roche, Mikaël Treguer, Pierre Vuaille
Scénographie Jonathan Mallard, Izumi Grisinger
Son Izumi Grisinger
Lumières Rosemonde Arrambourg
Costumes Hercule BourgeatProduction La Comédie – CDN de Reims
Coproduction TGP – Centre Dramatique National de Saint-DenisDurée : 1h45
Théâtre Gérard-Philipe, CDN de Saint-Denis
du 12 au 16 mai 2022
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