Artiste associée au Théâtre National de Strasbourg, la jeune dramaturge et metteuse en scène livre une pièce en eaux troubles qui, si elle danse sur un volcan, pose les bases d’un avenir prometteur.
Sans même prendre le temps d’allumer la mèche, Chère Chambre s’ouvre par une déflagration. D’emblée, Chimène annonce à ses parents, Rose et Ulrich, mais aussi à sa compagne, Domino, qu’elle a commis l’irréparable. Au gré d’une déambulation nocturne, la jeune femme a offert son corps à un sans-abri atteint d’une maladie contagieuse et incurable qui se transmet, par voie sexuelle, à travers la population. Désormais condamnée, celle qui, a priori, avait tout pour être heureuse n’a été ni dupée, ni forcée. Cette issue fatale, Chimène la connaissait et l’a embrassée en pleine conscience, tel un acte de bonté, un sacrifice à l’état pur, qui, en visant à soulager le mal de cet homme, a fait voler sa vie en éclats. Sur les motivations de ce geste – où chacun, de la tentation suicidaire à l’élan compassionnel, pourra projeter ce qu’il souhaite –, Pauline Haudepin ne s’appesantit pas. Car, bien plus qu’aux causes, c’est aux conséquences, aux répliques, de ce séisme que la dramaturge entend s’intéresser, à la façon dont, comme elle l’écrit elle-même, « un acte de douceur peut être aussi subversif, voire plus, qu’un acte de violence ».
Dans la lignée du « théorème » pasolinien ou du « baiser au lépreux » claudelien, le mysticisme en moins, la conduite de Chimène révèle les membres de son entourage à eux-mêmes. Alors que la jeune femme est promise à un sombre destin, ses parents comme sa petite amie vont peu à peu la pousser hors-champ, jusqu’à la faire presque totalement disparaître. Plutôt que de se rendre à son chevet, de pleurer celle qu’ils s’apprêtent à perdre, les premiers se réfugient dans un étrange déni qui les propulsent déjà dans l’étape d’après, dans leur reconstruction, tandis que la seconde laisse éclater cette colère qui couvait en elle et qui, sous son allure de professeure de philosophie bien sous tous rapports, la pousse à adopter une position toujours plus radicale par rapport au monde et aux autres. En parallèle, ce qui avait commencé comme une histoire réaliste prend progressivement la forme d’un conte contemporain, où une curieuse créature muette, Theraphosa Blondi – du nom de la plus grosse mygale de la planète –, s’invite, de manière, il est vrai, un peu superfétatoire, pour confronter encore davantage chacun à lui-même.
Dans sa façon d’exploser les cadres et les codes, de rebondir, toujours, là où on ne l’attend pas, la pièce de Pauline Haudepin ne cesse de danser sur un volcan et se doit de tenir une position d’équilibriste qui peut, à la longue, se révéler périlleuse. Déroutante, gourmande en frottements et en frictions qui produisent quelques jolies étincelles, elle dynamite, par la bande, l’idéal socialement admis – celui d’une famille unie, dans une maison recouverte de papier peint Liberty, incarné par la bien-nommée Rose – pour lui substituer une quête plus profonde, souterraine, suffisamment diffuse, vague diront certains, pour que chaque spectateur en tire son propre corollaire. A l’image de cette maladie fictionnelle, ni tout à fait Sida, ni tout à fait Covid, qui laisse ouvert le champ des possibles, Chère Chambre porte la liberté dramaturgique en étendard. Pauline Haudelpin se plaît à mélanger les genres et les styles, la pessimisme, voire la cruauté, et l’humour, et surtout à briser tout élan narratif dès qu’il advient afin de placer le public dans une situation d’inconfort, comme creuset de sa participation active à l’oeuvre qui se joue.
Son unité, la pièce la trouve à travers une mise en scène qui l’épouse et l’augmente autant qu’elle l’éclaire. De la composition musicale toujours aussi hypnotique de Rémi Alexandre à la scénographie évolutive de Salma Bordes, tout concourt à opérer un glissement quasi naturel du réalisme au symbolisme. En même temps que la famille, le décor se décompose, et la chambre exiguë des débuts laisse peu à peu place à un espace mental indéterminé où se chevauchent les éléments d’une vie, de la chambre parentale à la chambre d’hôpital, en passant par des jouets d’enfants et des tableaux, tantôt élégants, tantôt anxiogènes, comme si les personnages avaient été absorbés dans ce nouveau monde, plus déstructuré, dans lequel l’acte originel les aurait, à leur corps défendant, embarqués. Aux prises avec une langue littéraire, aussi belle que charpentée, Claire Toubin et Dea Liane parviennent à offrir un relief sensible à Chimène et Domino, tandis que, dans leur rôle de couple parental, à la fois inverse et miroir, Sabine Haudepin et Jean-Louis Coulloc’h paraissent plus à la peine, incapables, pour l’heure, de sortir de leur posture de pantins archétypaux. Il n’en faut malgré tout pas plus pour faire de Chère Chambre un spectacle gorgé de promesses pour l’avenir de sa jeune autrice et metteuse en scène.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Chère Chambre
Texte et mise en scène Pauline Haudepin
Avec Jean-Louis Coulloc’h, Sabine Haudepin, Dea Liane, Jean-Gabriel Manolis, Claire Toubin
Scénographie Salma Bordes
Lumière Mathilde Chamoux
Costumes Solène Fourt
Composition musicale et son Rémi AlexandreProduction Théâtre National de Strasbourg ; Compagnie Theraphosa Blondi
Coproduction Théâtre de la Cité Internationale
Avec l’aide à la création de la DRAC Grand Est
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national
Avec le soutien des Tréteaux de France et du Théâtre Gérard-Philipe – Centre dramatique national de Saint-Denis
Avec le soutien du Fonds de dotation création Porosus et de La Chartreuse – Centre national des écritures du spectaclePour Chère Chambre, Pauline Haudepin est lauréate de l’Aide nationale à la création de textes dramatiques ARTCENA et de l’Aide à l’écriture de la mise en scène de théâtre de l’Association Beaumarchais-SACD. Elle est artiste associée au Théâtre National de Strasbourg et artiste en résidence au Théâtre de la Cité Internationale. Elle a été l’une des artistes présélectionnés par le Dispositif Cluster 2017 initié par Prémisses.
Le texte est publié par Théâtre Ouvert éditions TAPUSCRIT.
Durée : 1h50
Théâtre National de Strasbourg
du 25 novembre au 5 décembre 2021Théâtre de la Cité Internationale, Paris
du 17 au 29 janvier 2022
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