La jeune metteuse en scène s’empare avec une subtilité, une acuité et une intelligence rares de la pièce bouleversante d’humanité de Lars Norén.
C’est un lieu à mi-chemin entre la prison et le refuge ; un endroit où, comme dans un purgatoire, le temps s’écoule, mais ne passe plus vraiment, où la vie est réduite à son plus simple appareil. Dans cet hôpital psychiatrique, l’existence est rythmée par les besoins primaires : manger, dormir, prendre un café, fumer des cigarettes, beaucoup de cigarettes, dans un coin fumeurs qui empeste le tabac froid. Parfois, certains patients se hasardent à prendre l’air, à esquisser une promenade ou, plus trivialement, à regarder la télévision, seul objet de – piètre – distraction et unique lucarne sur le monde extérieur qui, lui, continue de tourner et d’avancer. A cet égard, la journée imaginée par Lars Norén dans Kliniken est d’ailleurs confondante de banalité, anti-théâtrale à souhait pourrait-on penser. Sauf que, en habile chroniqueur des marges du réel, le dramaturge suédois sait bien qu’aucun rebondissement n’est nécessaire à ce récit par essence hors du commun, qu’il suffit d’une coupe histologique suffisamment franche, sans fioritures, jugement ou tentative de démonstration, pour en révéler la beauté et en délivrer l’humanité.
Car, dans cette salle commune qui leur sert de point de rencontre, Erika, Maud, Sofia, Martin, Roger et consorts ne cessent de parler, comme pour mieux combler le vide. Tout, de la météo au programme TV, est prétexte à discussions, de temps à autre à invectives, jusqu’à ce que la parole fasse déborder la marmite et que tous s’abandonnent à leurs obsessions, leurs angoisses, leurs peurs, leurs doutes, de façon plus ou moins cohérente. Se devinent alors, par bribes, par touches, les maux dont chacun souffre et l’on comprend que, à des degrés divers, cohabitent en ce lieu des anorexiques et des schizophrènes, des victimes d’abus sexuels et des personnes aux idées suicidaires, surveillés par deux agents d’entretien, l’un plutôt louche et l’autre à bout de souffle, et délaissés par un personnel médical aux abonnés absents. Omniprésent, le langage s’avère malgré tout largement inefficient et ils ne sont pas rares les moments où les échanges tournent courts, où les dialogues se transforment en monologues, tant la qualité d’écoute des uns et des autres n’est pas au rendez-vous, parasitée par l’univers intérieur dont chacun peine à se libérer. Comme si la choralité de surface n’était, en réalité, qu’un agrégat de solitudes, où, au fil de ce long plan séquence, les silences pèseraient aussi lourds que les mots.
A ce bouleversant naturalisme sculpté par Lars Norén, Julie Duclos se révèle d’une grande fidélité, dans le texte comme dans l’esprit. Finement ajustée pour correspondre aux références culturelles des spectateurs français – les noms des villages, villes, programmes de télévision et tueurs en série suédois ayant été francisés et le conflit en Bosnie, d’où est originaire Mohammed, remplacé par la guerre en Syrie –, son adaptation profite à plein de l’intelligence du dramaturge qui, loin de faire de l’hôpital psychiatrique un asile de fous, le dépeint comme le lieu d’une normalité alternative, à l’humanité pas si éloignée de la nôtre. Surtout, elle parvient parfaitement à se saisir de sa puissance dramaturgique pour mettre peu à peu, et parfois même sans que l’on s’en aperçoive, le plateau sous tension et préparer, par suggestions et dévoilement successifs, le terrain jusqu’au couperet final qui, littéralement, laisse sans voix. Dans le bel écrin scénographique réaliste conçu par Matthieu Sampeur et éclairé par les magistrales lumières de Dominique Bruguière qui, à elles seules, permettent de matérialiser l’écoulement du temps, elle se sert habilement de la vidéo pour développer un autre regard et donner à voir un autre versant, sans doute plus sombre et plus inquiétant, des personnages pour qui tout espoir n’est pas perdu.
Comme si les fêlures de tous laissaient passer la lumière, l’ensemble ne se complaît jamais ni dans la noirceur, ni dans le sordide. Au contraire. Ce caractère paradoxalement solaire, Julie Duclos la doit à sa maîtrise aiguë de l’humour savamment distillé par Lars Norén, mais aussi à la précision de sa direction d’acteurs qui permet à ses comédiens de développer un jeu d’une infinie justesse, en dépit de la complexité de leurs rôles. D’Alexandra Gentil, ténébreuse et fascinante Sofia, à Cyril Metzger, en agent d’entretien trouble et sans pitié, d’Etienne Toqué, tragique Roger avec la violence verbale pour arme, à Maxime Thebault, bouleversant Markus piégé par sa schizophrénie, tous adoptent une attitude et un ton suffisamment marqués pour caractériser et donner du relief à chacun des personnages, sans jamais chercher, et c’est heureux, à singer ou à caricaturer ces individus, à en faire des « fous d’Epinal ». C’est ainsi que tous apparaissent avec leurs fragilités, mais aussi leurs forces, en bandoulière, capables de donner une autre image de ceux que, pendant longtemps, et encore aujourd’hui, les sociétés ont refusé de voir et de considérer, alors que ce sont elles, et bien elles, qui les ont broyés.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Kliniken
Texte Lars Norén
Traduction Camilla Bouchet, Jean-Louis Martinelli, Arnaud Roig-Mora
Mise en scène Julie Duclos
Avec Mithkal Alzghair, Alexandra Gentil, David Gouhier, Émilie Incerti Formentini, Manon Kneusé, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Cyril Metzger, Leïla Muse, Alix Riemer, Émilien Tessier, Maxime Thebault, Étienne Toqué
Scénographie Matthieu Sampeur
Collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel
Lumières Dominique Bruguière, assistée de Emilie Fau
Vidéo Quentin Vigier
Son Samuel Chabert
Costumes Lucie Ben Bâta Durand
Assistanat à la mise en scène Antoine Hirel
Régie générale Sébastien MathéProduction L’In-quarto
Coproduction Théâtre National de Bretagne, Odéon-Théâtre de l’Europe, Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux, Comédie de Reims – Centre dramatique national, Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie, Le Cratère – Scène nationale d’Alès, Les Célestins – Théâtre de Lyon, CDN Besançon Franche-Comté
Avec le soutien du dispositif d’insertion de l’École supérieure d’art dramatique du TNB
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national et le dispositif d’insertion de l’Ecole du Nord, soutenu par la Région Hauts-de-France et le ministère de la Culture
Avec le soutien de la SPEDIDAMLa pièce est publiée à L’Arche sous le titre Crises dans la traduction française de Camilla Bouchet, Jean-Louis Martinelli et Arnaud Roig-Mora.
Julie Duclos est artiste associée au Théâtre National de Bretagne. La compagnie est conventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Île-de-France.
Durée : 2h45 (entracte compris)
Théâtre National de Bretagne, Rennes, dans le cadre du Festival TNB
du 9 au 19 novembre 2021Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie
du 1er au 3 mars 2022Le Cratère – Scène nationale d’Alès
le 15 marsLes Célestins – Théâtre de Lyon
du 6 au 4 avrilOdéon – Théâtre de l’Europe, Paris
du 7 au 26 mai
J’ai eu le plaisir de découvrir Kliniken et Lars Norén ce week-end au TNB a Rennes. Il m’est difficile d’écrire des mots aussi juste que ceux employés par Vincent Bouquet dans son article pour partager ce très beau moment de théâtre, qui comme il le souligne nous laisse sans voix. Ce témoignage pour vous recommander d’aller voir cette pièce jouée par 14 comédiennes et comédiens juste et de talents, qui nous interpelle savamment longtemps après que le rideau soit tomber. Bravo Julie Duclot pour ce moment de grande humanité.