Julien Gosselin joue avec le théâtre des limites de Léonid Andréïev et entrelace cinq de ses oeuvres pour dresser le portrait de la fin d’un monde.
D’abord, la surprise. Celle de voir, dès le lever de rideau, un feu crépiter dans une cheminée, une tapisserie surchargée, des costumes d’époque finement travaillés sur le plateau d’un spectacle de Julien Gosselin. Pour qui connaît le metteur en scène, habitué à l’épure ultra-contemporaine, cette plongée in medias res dans un intérieur fin XIXe-début XXe fera, à coup sûr, son petit effet. Il faut dire que l’artiste a changé son fusil d’épaule et, au propre comme au figuré, d’époque. Après avoir malaxé les auteurs de son temps, de Houellebecq (Les Particules élémentaires) à Bolaño (2666), de Bellanger (1993) à DeLillo (Joueurs, Mao II, Les Noms ; L’Homme qui tombe), de Kieślowski (Dekalog) à Chaillou (Le Père), il concrétise un projet qui lui trottait dans la tête depuis plusieurs années : s’attaquer à une littérature dite plus « classique », avec la kyrielle de défis qu’elle suppose. Mais, au lieu de chercher à conduire ses femmes et ses hommes jusqu’à nous, il s’est invité chez eux, ou plutôt a invoqué leurs figures et leur univers fondamentalement disparus grâce au pouvoir de résurrection du théâtre, capable de tout conjuguer au présent.
Ce substrat venu d’un autre siècle, Julien Gosselin aurait pu aller le dénicher chez les écrivains russes les plus fameux, tels Tchekhov, Gorki ou Tourgueniev. Friand des contrées littéraires où peu d’explorateurs dramatiques se sont aventurés, il a préféré jeter son dévolu sur l’un de leurs contemporains moins connus, Léonid Andréïev. Auteur de nombreuses pièces de théâtre et nouvelles, longtemps restées dans les placards de l’ex-URSS, ce militant anti-tsariste, puis antibolchévique, n’avait, jusqu’ici, intéressé que très peu de metteurs en scène en regard de sa copieuse production. Coutumier des compositions et recompositions textuelles, Julien Gosselin ne s’est pas contenté d’une seule de ses œuvres, mais en a, intégralement ou partiellement, sélectionné cinq : deux pièces de théâtre – Ekatérina Ivanovna et Requiem – et trois nouvelles – L’Abîme, Après le brouillard et La résurrection des morts. Loin de les faire simplement se succéder, il les a sublimement entrelacées pour qu’elles se répondent, s’éclairent, se nourrissent les unes les autres jusqu’à ne former qu’un seul et unique tout, Le Passé, qui éblouit par sa cohérence, comme si Requiem, L’Abîme, Après le brouillard et La résurrection des morts n’étaient, en définitive, que des ramifications, antérieures et postérieures, d’Ekatérina Ivanovna.
En guise de terrible fil rouge, s’impose le destin de cette femme, et, disons-le d’emblée, sa descente aux enfers. D’entrée de jeu, la voilà menacée et pourchassée, en pleine nuit, par son mari, Guéorgui. Honorable député à la Douma, l’homme, pris dans un élan de folie, est convaincu, sans en avoir la preuve, que sa femme le trompe et, pour ce seul motif, tente de la tuer en lui tirant dessus à plusieurs reprises. Profondément ébranlée par cette tentative de meurtre infondée, Ekatérina décide de plier bagage et de s’installer chez sa soeur, Lisa. Sauf que, loin d’y trouver la paix, la jeune femme s’y enfonce, mois après mois, année après année, dans un délire psychotique qui en vient à posséder son corps et son esprit, et la propulse, avec la complicité des hommes qui l’entourent, dans un maelström adultérin. A cette prophétie auto-réalisatrice, Après le brouillard et L’Abîme offrent respectivement un ersatz de prologue – qui pourrait expliquer le comportement premier de Guéorgui – et un prolongement allégorique ; tandis que Requiem et La résurrection des morts s’imposent comme les vecteurs de l’attrait d’Andréïev pour le métathéâtre et le cosmisme, et renforcent l’universalité de l’ensemble.
Car, à partir du théâtre de l’intime conçu par le dramaturge russe, Julien Gosselin dresse le portrait de la fin d’un monde qui, s’il a vécu, asphyxié par le spleen et l’impasse dans laquelle il se débattait, n’en trouve pas moins de troublants échos avec le nôtre. A commencer par ce jeu dangereux avec les limites qu’Andréïev se plait à explorer pour tenter de voir jusqu’où il est possible de les repousser. S’ensuit, presque immanquablement, une certaine tendance à l’excès. Excès des situations jusqu’aux frontières morales et existentielles, excès des personnages jusqu’aux frontières psychologiques, excès dans l’expression des émotions et des sentiments, y compris, parfois, jusqu’au symbolisme. Alors, conscient de cette inclination qui, si elle regorge souvent de beauté, peut aussi accoucher de faiblesses, Julien Gosselin ose – lorsqu’il n’élague pas quelques passages avec doigté. Tout en conservant son impeccable grammaire scénique, fondée sur une incroyable précision des décors et un dialogue toujours aussi fécond entre théâtre et cinéma, il multiplie les formes – monologue à l’avant-scène, adresse purement textuelle – jusqu’à décaler le regard, surprendre, et amuser, son monde avec son adaptation d’Après le brouillard où des personnages aux visages masqués et aux voix transformées s’écharpent dans une maison en carton, tel un conte cruel aux codes artistiques d’un autre temps.
Reste que ce penchant d’Andréïev pour le « trop » constitue un épineux défi pour les comédiens qui, par leur jeu très incarné, placent ce Passé dans le temps présent. Si certains comme Carine Goron, Joseph Drouet et surtout Victoria Quesnel, bouleversante en Ekatérina possédée, émerveillent, d’autres ne semblent pas encore, à tout le moins dans la première partie, avoir fini de lutter avec un texte qui les invite, naturellement, à se mettre dans le rouge et complique la recherche du ton juste – qui surgira, à n’en pas douter, au fil des représentations. Car, dans les deuxième et troisième parties, tous se révèlent magistraux d’exactitude et d’intensité. En dialogue constant avec la musique de Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde, où le piano et les beats se confondent, ils livrent une performance qui donne aux personnages d’Andréïev un déchirant et ambivalent relief mélancolico-nostalgique, et mettent le plateau sous tension jusqu’à l’explosion de la danse des sept voiles. Scène parmi les plus renversantes de cette rentrée, elle est de celles qui font, par leur puissance même, basculer un spectacle dans la cour des grands.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Passé
Texte Léonid Andréïev
Traduction André Markowicz
Adaptation et mise en scène Julien Gosselin
Avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Achille Reggiani, Maxence Vandevelde
Scénographie Lisetta Buccellato
Dramaturgie Eddy D’aranjo
Assistanat à la mise en scène Antoine Hespel
Musique Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Lumière Nicolas Joubert
Vidéo Jérémie Bernaert, Pierre Martin
Son Julien Feryn
Costumes Caroline Tavernier, Valérie Simmoneau
Accessoires Guillaume Lepert
Masques Lisetta Buccellato, Salomé VandendriesscheProduction Si Vous Pouviez Lécher Mon Cœur
Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’Automne, Le Phénix Scène nationale Valenciennes pôle européen de création, Théâtre National de Strasbourg, Théâtre du Nord − CDN Lille-Tourcoing Hauts-de-France, Les Célestins − Théâtre de Lyon, Théâtre National Populaire, Maison de la culture d’Amiens, L’Empreinte − Scène nationale Brive / Tulle, Château Rouge − Scène conventionnée d’Annemasse, Comédie de Genève, Wiesbaden Biennale, La Passerelle − Scène nationale de Saint-Brieuc, Scène nationale d’Albi, RomaEuropa
Avec l’aide du ministère de la Culture
Avec le soutien de Montévidéo, Centre D’art et du T2G Théâtre de Gennevilliers
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalJulien Gosselin et Si vous pouviez lécher mon cœur sont artistes associés au Pôle européen de création, Le Phénix Scène nationale Valenciennes et au Théâtre Nanterre-Amandiers. Julien Gosselin est artiste associé au Théâtre National de Strasbourg. Si vous pouviez lécher mon cœur est soutenue par le ministère de la Culture − DRAC Hauts-de-France, la Région Hauts-de-France et la Ville de Calais. La compagnie bénéficie également du soutien de l’Institut français pour ses tournées à l’étranger.
Durée : 4h30 (entractes compris)
Théâtre National de Strasbourg
du 10 au 18 septembre 2021La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc
les 7 et 8 octobreOdéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 2 au 19 décembreEspace des Arts, Chalon-sur-Saône
les 14 et 15 janvier 2022Le Phénix − Scène nationale Valenciennes
les 28 et 29 janvierMaison de la Culture d’Amiens
les 23 et 24 févrierL’Empreinte − Scène nationale Brive / Tulle
les 31 mars et 1er avrilScène nationale d’Albi
les 14 et 15 avrilChâteau Rouge − Scène conventionnée d’Annemasse, en coréalisation avec La Comédie de Genève
les 11 et 12 maiLes Célestins − Théâtre de Lyon, en coréalisation avec le TNP de Villeurbanne
du 20 au 25 mai
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