Seul en scène, Gaël Leveugle trouve dans les Lettres d’amour d’une religieuse portugaise une matière inattendue pour déployer une singulière poétique de l’extase, du débordement. À rebours de tout naturalisme, il ouvre un fascinant chemin au cœur de l’un des premiers textes à décrire les mouvements d’une psyché féminine.
Après avoir monté Loretta Strong de Copi et Un homme d’après une nouvelle de Charles Bukowski, Gaël Leveugle chercherait-il à entamer de nouvelles recherches en s’emparant des Lettres d’amour d’une religieuse portugaise ? On peut à première vue le penser. Écrites au XVIIème siècle, rencontrant un immense succès en Europe, elles sont aussi loin du délire galactique de l’auteur argentin que de l’univers décadent du pionnier de la beat generation. Et leur langue précieuse, extrêmement détaillée dans leur description du sentiment amoureux, semble a priori peu susceptible de se prêter au traitement très minimaliste et anti-naturaliste que Gaël Leveugle a réservé aux deux autres textes évoqués, et à d’autres avant eux. Son entrée en matière nous détrompe d’emblée.
En quelques phrases d’introduction, l’artiste installe sa pièce dans un présent étrange qui lui permet de faire ce qu’il entend de l’œuvre du passé. Laquelle, explique-t-il notamment, a longtemps été attribuée à une véritable religieuse portugaise tombée amoureuse d’un officier français disparu. Avant que de nouvelles découvertes remettent en cause cette hypothèse : non seulement l’auteur ne serait pas au service de Dieu, mais ce ne serait pas même une femme. Les cinq lettres, poursuit-il dans la pénombre presque complète du plateau, auraient été écrites par un certain Gabriel de Guilleragues, courtisan qui fut secrétaire particulier de Louis XIV. « Ces Lettres d’amour seraient donc une fiction ». Prononçant ces mots qui finissent de l’autoriser à faire du long monologue amoureux sa matière, Gaël Leveugle se hisse sur de hauts escarpins rouges et saisit une bougie qui nous permet de mieux voir son visage. C’est sûr, Gaël Leveugle n’est pas une religieuse portugaise, il n’est pas non plus un courtisan du XVIIème, et il ne fera rien pour en donner l’illusion.
Les lumières installées sur le plateau désignent Gaël Leveugle comme une pure créature de théâtre, comme c’était le cas dans Loretta Strong, où il parlait nu au centre d’un imposant dispositif lumineux et sonore. Ni vraiment homme, ni vraiment femme, l’acteur est d’abord dans ces deux pièces une voix. Ses variations d’intensité, de timbre, de tessiture donnent à entendre et à ressentir les émotions que provoquent chez l’artiste chaque phrase de la religieuse éprise d’un homme qui l’a quittée et n’a jamais répondu à ses lettres – peut-être une fiction dans la fiction ? Tout sauf quotidienne, cette voix toute en stridulations amène aussi le spectateur au-delà du sens apparent. Dans les ressassements multiples de l’amante abandonnée, dont l’amour, et même l’extase croissent à mesure que se prolonge l’absence de l’homme, de multiples nuances apparaissent que le corps de l’acteur ne trahit pas.
Ce corps juché sur ses talons se tient lui aussi loin des conventions, aussi bien théâtrales que sociales : tout droit, animé seulement de gestes infimes et très lents, comme dans les rêves, il semble se laisser agir par le texte plus que l’inverse. L’influence de la danse Butôh, à laquelle Gaël Leveugle a été formé, est manifeste. Un panneau métallique rempli de plaques de glace complète le dispositif, dont l’acteur est un élément parmi d’autres. Sa fonte, plus rapide à Avignon qu’ailleurs du fait de la grande chaleur, suggère la transformation à l’œuvre autant chez la religieuse que chez l’artiste, et chez le spectateur. Le voyage que nous proposent ces Lettres d’amour n’est au final pas si différent de celui de Loretta Strong : aussi plastique, musical et vocal que lui, il explore un lieu où tous les possibles sont ouverts, où toutes les lois peuvent être enfreintes. S’approcher d’une religieuse amoureuse du XVIIème siècle, ou d’un personnage égaré dans un satellite et s’accouplant avec des rats relève pour Gaël Leveugle de la même passionnante et exigeante recherche d’une forme de subversion capable de libérer les imaginaires.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Les lettres d’amour d’une religieuse portugaise
Jeu, mise en scène, scénographie Gaël Leveugle
Assistanat à la mise en scène et coordination Louisa Cerclé
Travail sonore Jean-Philippe Gross
Lumière et vidéo Frédéric ToussaintProduction Compagnie Ultima Necat
Coproduction Transversales, Scène Conventionnée de Verdun – Espace Bernard Marie Koltès, Scène Conventionnée de Metz- Collectif 12, Mantes-la-Jolie – Nouveaux Relax, Scène Conventionnée de Chaumont
Accueil en résidence NEST – CDN transfrontalier de Thionville
Soutien Espace 110, Illzach – La Machinerie, HomécourtDurée : 1h10
Festival Off d’Avignon Off 2022
La Caserne des Pompiers
du 7 au 26 juillet à 21h45 (relâches les 13 et 20 juillet)ABC, Scène Nationale de Bar-le-Duc
le 6 décembreThéâtre Dunois, Paris
du 17 au 22 janvier 2023
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