Avec son complice Lorenzo De Angelis, le metteur en scène et chorégraphe offre, au Carreau du Temple, une expérimentation physique, aussi fascinante qu’exigeante, de l’ultra-moderne solitude.
Transversari s’ouvre tel un théâtre d’ombres, avec son lot de mystères et d’énigmes. Sur l’écran qui agit, à la fois, comme frontière et support de projection, se dessinent les traits d’une créature indéfinie. Est-elle humaine ou animale, homme ou femme, réelle ou imaginaire ? Peu importe, pourrait-on oser affirmer, tant son identité stricte se révèle insignifiante au regard de la grâce qu’elle déploie. Une grâce inversement proportionnelle au manque d’assurance dont fait montre l’artiste une fois sorti de scène, une fois à vu, à découvert, passé de l’autre côté de l’écran. Effrayé par les applaudissements qui l’accueillent, il apparait sous la forme d’un Pierrot brinquebalant. Masque blanc sur le visage, serti d’oripeaux en tout genre, qui le handicapent et le font claudiquer, le voilà tel un carrosse changé en citrouille, abandonné par la magie transfigurante du théâtre, de sa lumière, de ses écrans, réduit, en somme, à son statut d’individu accessoirisé. Terrifié, il ne tarde pas à rentrer chez lui, comme on regagnerait un refuge, à se séparer de ces objets – fraise, soleret… – devenus trop encombrants, à sortir de ce rêve transformé en cauchemar pour retrouver une once de normalité, à quelques exceptions près.
Car l’on devine bien vite que cet individu, dont le visage est dissimulé par un masque en latex, façon Fantômas, n’est pas tout à fait comme les autres. Nonobstant un trajet en métro, il semble vivre reclus au sein de son appartement, coupé du monde et des autres, en proie à cet état psychosocial désigné par le terme japonais hikikomori. « Ces jeunes personnes, explique Vincent Thomasset, vivent dans leurs chambres pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, et ne sortent que pour satisfaire les impératifs des besoins corporels. » Alors, l’homme exécute, presque mécaniquement, son quotidien, coincé entre sa cuisine et sa chambre, à la manière d’un prisonnier volontaire, ou plutôt d’un ermite contemporain. Son salut, il ne paraît le trouver qu’au travers des multiples écrans qui parsèment son environnement : écran d’ordinateur sur le clavier duquel il tape frénétiquement, écran d’une tablette qu’il utilise pour regarder un film, écran de télévision dont il se sert pour jouer aux jeux vidéos. A chaque fois, les images – que Vincent Thomasset a volontairement dissimulées – agissent sur lui, et plus particulièrement sur son corps, comme un remède à la banalité d’un quotidien léthargique, à une longue journée sans fin. Paradoxalement, l’homme ne paraît jamais aussi énergique, agité, vivant que lorsqu’il en vient à confondre ce qu’il voit avec ce qu’il vit, lorsqu’il se laisse absorber, tout entier, et transcender, lorsqu’il passe, à nouveau, de l’autre côté de l’écran, comme on gagnerait un autre monde.
Cette expérience de l’ultra-moderne solitude augmentée, Vincent Thomasset la livre sous la forme d’une performance, aussi fascinante qu’exigeante. A la lisière, comme souvent, du théâtre et de la danse, à mi-chemin entre ces deux arts dont il sait tirer, et conjuguer, le meilleur, le metteur en scène et chorégraphe s’attache à mettre au premier plan ce qui, habituellement, est relégué au dernier, oublié, négligé, voire méprisé, ces mouvements qui agitent et traversent le corps, y compris dans les aspects les plus triviaux de l’existence. Brillamment interprété par Lorenzo De Angelis, cette expérimentation a cela de sublime qu’elle se passe presque totalement de mots pour dire bien des maux. En neutralisant le visage de son personnage et en lui ôtant la parole, Vincent Thomasset oblige à se concentrer sur cette mécanique physique, et sur ses soubresauts, qui, parfois, à l’aide des indications sonores conçues par Pierre Boscheron, trahissent les émotions et en disent plus long que nombre de discours. Dans son aspect robotisé, presque automatisé, elle symbolise, aussi, cette menace que la société contemporaine fait planer au-dessus de nos têtes, cette perte d’individualité, cette transformation en simple rouage d’une grande machinerie sociale lancée, à toute vitesse, dans une anonymisation forcenée des êtres, contraints et forcés de s’extirper du réel pour, paradoxe suprême, se sentir pleinement vivant. Malgré tout, elle laisse également entrevoir les bulles d’espoir, les poches de résistance, les espaces d’échappement possible, jusqu’au dénouement final où l’homme, dont le visage surgit finalement derrière le masque, se réempare de sa singularité, et s’extrait, dans un sursaut bouleversant, de ce à quoi il avait été socialement programmé, et condamné.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Transversari
Conception, mise en scène, texte, voix Vincent Thomasset
Collaboration artistique, interprétation Lorenzo De Angelis
Création sonore, musiques originales Pierre Boscheron
Création lumière Vincent Loubière
Création vidéo Baptiste Klein, Yann Philippe
Scénographie Marine Brosse
Costumes Colombe Lauriot-Prévost
Création masques Etienne Bideau-Rey
Regard extérieur Ilanit Illouz
Assistant mise en scène Glenn KerbiquetProduction Laars & Co
Coproduction Centre Chorégraphique National de Caen en Normandie dans le cadre de l’Accueil-studio ; Scène Nationale d’Orléans ; Ballet de Lorraine – Centre Chorégraphique National ; Théâtre Bretigny scène conventionnée arts & humanités ; Centre National de Danse Contemporaine – Angers – ACCN ; CCN2 – Centre Chorégraphique National de Grenoble ; POC (Alfortville) ; Atelier de Paris / CDCN ; Festival d’Automne à Paris
Coréalisation Atelier de Paris / CDCN ; Festival d’Automne à Paris
Coréalisation Le Carreau du Temple ; Festival d’Automne à ParisL’association Laars & Co est soutenue par le ministère de la Culture – DRAC Île-de- France au titre de l’aide à la structuration aux compagnies chorégraphiques et par le département du Val-de-Marne dans le cadre de l’aide au développement artistique
Projet financé par la Région Île-de-France
Avec le soutien de Montevideo (Marseille), La Place de la Danse – CDCN Toulouse / Occitanie, et le soutien en résidence de création de la vie brève – Théâtre de l’AquariumDurée : 1h
Le Carreau du Temple, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 11 au 14 janvier 2022CNDC-Angers
le 9 marsThéâtre de Brétigny, Scène conventionnée arts & humanités
le 25 mars
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