Au Poche-Montparnasse, la comédienne se glisse dans la peau de Brunhilde Pomsel et cultive avec subtilité le clair-obscur de la Vie allemande de cette ancienne secrétaire de Joseph Goebbels.
Au soir d’une vie sonne parfois l’heure des confidences, et certaines choses trop longtemps tues remontent à la surface, comme s’il fallait se délester d’un poids devenu trop lourd avant de faire le grand saut. Près de 70 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Brunhilde Pomsel, alors âgée de 102 ans, accepte de répondre aux questions d’un collectif de journalistes viennois. Allemande d’origine, la centenaire n’est pas une témoin du XXe siècle tout à fait comme les autres. Elle fut, entre 1942 et mai 1945, l’une des secrétaires de Joseph Goebbels, ou plutôt, comme elle tient à le préciser à elle-même, la secrétaire de l’un des quatre secrétaires particuliers du ministre de l’Education du peuple et de la Propagande. Recrutée pour ses talents de sténo-dactylo, elle s’est retrouvée, pendant plusieurs mois, au cœur de la machinerie nazie, mais nie, malgré sa proximité avec l’un des hommes les plus puissants du régime, avoir eu connaissance du sort réservé aux Juifs, et notamment de la mise en œuvre de la Solution finale.
De cette trentaine heures d’entretien est né un film, Ein deutsches Leben (Une Vie allemande), sorti en 2016, mais aussi un monologue théâtral que Christopher Hampton a plus récemment tricoté à partir de quelque 230 pages dactylographiées. En ressort un autoportrait mémoriel tout en ellipses et en nuances de gris, comme seuls les vieux sages savent les concocter et les servir à un auditoire forcément attendri par leur grand âge. D’emblée, Brunhilde Pomsel, à la manière de Montaigne dans ses Essais – « Je ne reconnais quasi trace (de mémoire) en moi, et ne pense qu’il y en ait au monde une autre si monstrueuse en défaillance » – ou de Rousseau dans ses Confessions – « Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire » –, place d’ailleurs ses dires sous le sceau de l’oubli, façon d’assumer ou de mimer une sénilité qui autorise les trous de mémoire et les souvenirs approximatifs.
Pourtant, son esprit, au fil du récit, se révèle on-ne-peut-plus vif, affûté même. Ses mots sont précis, ses traits d’humour choisis, et l’image qu’elle renvoie semble bien éloignée de celle d’une centenaire qui affabulerait gentiment dans un recoin sombre de son hospice. Construite en clair-obscur, la pièce de Christopher Hampton renforce encore ce caractère ambigu, celui d’une femme capable de braquer les projecteurs sur des anecdotes et de laisser l’essentiel dans le confort de l’obscurité. Surtout, Brunhilde Pomsel trouve toujours d’habiles refuges pour expliquer ses errements – sa naïveté, son manque d’éducation, ses sentiments amoureux… – et les bonnes excuses tombent, avec elle, comme à Gravelotte. Son vote pour « les nationalistes » en 1932 ? Dû à la couleur de leur drapeau. Son adhésion au parti nazi en 1933 ? Forcée par son employeur de l’époque. Sa mission auprès de Goebbels ? Encouragée par son entourage. Son aveuglement face à la réalité de la situation dans les camps de concentration et d’extermination ? Causé par la propagande et par les difficultés quotidiennes du peuple allemand. Tout juste reconnaît-elle, du bout des lèvres, avoir falsifié, parfois, le nombre de femmes violées par des soldats de l’Armée Rouge. Comme si rien ne pouvait conduire à une responsabilité, et encore moins au début d’une repentance. En regard de la stratégie de défense adoptée par Adolf Eichmann, l’homme du rouage, lors de son procès, le doute ne peut alors que planer.
Attablée derrière un petit bureau, Judith Magre manie subtilement l’ensemble des couleurs de ce nuancier, fait d’attraction et de répulsion, de petites satisfactions et de grands malheurs, de saillies déplacées et de confessions douloureuses. Elle transforme sa fragilité physique en force pour capter les soubresauts du très grand âge, et alterne les accès d’émotion toujours retenus, les rires au détour d’une anecdote, l’ardeur crépusculaire de souvenirs à la fois si proches et si lointains. Dans la mise en scène minimaliste de Thierry Harcourt, conçue pour laisser toute leur place au texte et au jeu, la comédienne parvient à capter et à conserver l’attention, mais aussi à tenir cet équilibre précaire qui n’opte ni pour une voie, ni pour une autre, ni pour l’acquittement béat, ni pour la condamnation en règle. Tantôt charmeuse, tantôt sérieuse, elle laisse le soin au public, et c’est là toute la finesse de cette pièce, de croire ou de ne pas croire, de se forger son intime conviction, qui vaut ce qu’elle vaut, de voir dans le récit de Brunhilde Pomsel le parcours d’une femme ordinaire ou d’une collaboratrice zélée, de s’en tenir à la surface lissée ou de tenter de lire entre les lignes, d’embrasser ou d’interroger, en somme, la complexité propre à toute vie.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Une Vie allemande
de Christopher Hampton tiré de la vie et des témoignages de Brunhilde Pomsel
Adaptation française Dominique Hollier
Mise en scène Thierry Harcourt
Avec Judith Magre
Assistante à la mise en scène Stéphanie Froeliger
Musique et univers sonore Tazio Caputo
Lumières François LoiseauProduction Théâtre de Poche-Montparnasse
Basé sur le film documentaire A German Life de Christian Krönes, Olaf Müller, Roland Schrotthofer et Florian Weigensamer / Blackbox Film & Media Productions
La pièce est gérée en Europe francophone par Marie-Cécile Renauld, MCR
Le texte de la pièce est publié à l’Avant-scène théâtre dans la Collection des Quatre-Vents / MCRDurée : 1h25
Théâtre de Poche-Montparnasse, Paris
du 26 août au 17 octobre 2021
Grande actrice mais pièce sans intérêt. Le catalogue habituel de ceux-là qui ont côtoyé le ”mal” et qui en sont revenus sans état d’âme, sans contrition, ni Alzheimer…
Apprendre que Joseph Goebbels fut un bel homme a été le seul vrai scoop de la soirée…
Judith Magre est une grande et émouvante personne qui heureusement transcende toute dialectique. Merci madame.