Avec sa dernière création, Lorraine de Sagazan transforme le théâtre en un lieu hétérotopique, capable d’apaiser la douleur de ceux qui restent et de pallier les insuffisances du réel face à la mort.
Lorraine de Sagazan aura donc répondu au précepte de Nikolaï, qui, à la toute fin du Platonov de Tchekhov – dont la metteuse en scène s’était librement inspiré, voilà quelques années, pour construire L’Absence de père –, enjoint, dans une formule aussi célèbre que sublime, à « enterrer les morts et réparer les vivants ». Ce projet, elle ne l’a pas conçu a priori, mais l’a vu s’imposer à elle au long des près de 300 entretiens qu’elle a menés, durant plus de six mois, avec des personnes de tous horizons. Initialement, l’artiste était venue discuter de « la réparation », mais, de rendez-vous en rendez-vous, elle a, presque à chaque fois, vu le même schéma se reproduire et un mort s’inviter, directement ou entre les lignes, dans le discours des vivants. Certains sont même allés plus loin et lui ont passé, au fil de leur récit, une commande implicite : leur fournir un lieu qui, en dehors de tout mysticisme, leur permettrait de vivre cette absence dont nos sociétés, devenues ultra-positivistes, ne veulent plus entendre parler. Alors, Lorraine de Sagazan leur a offert Un Sacre et, avec lui, le pouvoir cathartique, à défaut d’être réparateur, du théâtre.
Au plateau, l’ambition se matérialise sous la forme d’une cérémonie où neuf récits, comme autant de personnages et de tranches de vie, sont entrelacés. Exception faite de Renata, la flamboyante grand-mère du comédien Benjamin Tholozan, qui a passé une large partie de son existence à exercer le rôle de pleureuse dans son village de Balagne, tous ont en commun d’avoir une mort en travers de la gorge, mais tous possèdent aussi, comme c’est souvent, pour ne pas dire toujours, le cas, une expérience singulière de celle-ci. Au-delà de la disparition d’un être, leur douleur n’a jamais exactement la même origine, et il y a finalement peu à voir entre l’amour à travers la mort de Kali, la volonté de mourir de Georges, la perte soudaine du père d’Asma, la célébration de la mort de celui de Zahia, le déchirement causé par l’enterrement a minima de celui de Léa, l’inhumation dans le carré des indigents de L 10-3, et les morts sur la conscience, pour des raisons opposées, de Mattias et Thomas. Et c’est bien dans cette diversité du rapport à la mort, qui semble les embrasser tous, qu’Un Sacre trouve sa richesse et sa puissance.
D’autant que Lorraine de Sagazan ne s’est pas contentée d’un théâtre de pur témoignage, qui aurait, du reste, contrevenu à son serment originel d’employer tous les outils de l’art dramatique pour tenter de pallier les insuffisances du réel. Plutôt que de retranscrire stricto sensu les paroles recueillies et d’en rendre chaque comédien dépositaire, elle a confié à son complice Guillaume Poix le soin de façonner des figures qui, aussi inspirées de personnes réelles soient-elles, n’en sont pas les copies conformes. Un décalage qui permet à la metteuse en scène de se servir du pouvoir curateur et performatif du langage, mais aussi de s’échapper d’un pathos où elle aurait pu s’enfermer. Avec le respect de la parole récoltée pour clef de voûte, elle ne cesse, sans toujours bien en mesurer les retombées, d’alterner les registres, du lyrique au tragique, du trivial au burlesque, en passant par le politique, le tout, et il est nécessaire de le saluer tant le projet aurait pu naturellement l’y inviter, sans jamais tomber dans l’écueil de la larme facile.
Loin d’un chœur de pleureuses, les comédiens forment alors une troupe lumineuse, où chacun s’empare, avec ses tripes, du personnage qui lui a été confié. S’illustrant, à tour de rôle, en solo, à commencer par Jeanne Favre, Nama Keita et Louise Orry-Diquero, renversantes d’intensité, ils savent aussi se retrouver, souvent en parallèle des partitions monologuées, dans de beaux moments collectifs où le langage des corps prend le pas sur les mots. Chargées de gestes hautement symboliques, augmentées par l’espace scénographique aussi délabré qu’habité d’Anouk Maugein, les chorégraphies de Sylvère Lamotte, exécutées avec une impressionnante fluidité par les comédiens non-danseurs, finissent de transformer ce Sacre en un troublant rituel païen, dont la quête d’apaisement, intime et commun, se révèle être le principal moteur. A l’heure où les débats et les esprits s’échauffent, un tel objectif ne peut être que largement salvateur.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Un Sacre
Conception et mise en scène Lorraine de Sagazan
Texte Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan
Chorégraphie Sylvère Lamotte
Avec Andréa El Azan, Jeanne Favre, Nama Keita, Antonin Meyer-Esquerré, Majida Ghomari, Louise Orry-Diquero, Mathieu Perotto, Benjamin Tholozan, Eric Verdin
Lumières et pyrotechnie Claire Gondrexon
Création sonore Lucas Lelièvre
Scénographie Anouk Maugein
Création costumes Suzanne Devaux
Réalisation Coiffe L10-3 Salomé Romano
Dramaturgie Agathe Charnet
Assistanat à la mise en scène Thylda Barès
Stagiaire mise en scène Elina MartinezProduction La Brèche
Coproduction La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis ; CDN de Normandie-Rouen ; Théâtre Dijon-Bourgogne, Centre dramatique national ; La Comédie – Centre dramatique national de Reims ; ThéâtredelaCité – CDN de Toulouse Occitanie ; MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny ; L’Onde – Centre d’art à Vélizy-Villacoublay
Avec le soutien du CENTQUATRE-PARIS
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre Nationale
Avec l’aide de la SPEDIDAMLa compagnie La Brèche est conventionnée par le ministère de la Culture – DRAC Île-de-France. Lorraine de Sagazan est artiste associée au CDN de Normandie-Rouen, au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis et membre de l’Ensemble artistique de La Comédie de Valence.
Durée : 2h45
Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis
du 30 mars au 9 avril 2023
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