Objet cocasse et singulier, touffu et intrigant, la pièce de la compagnie suisse Snaut, créée par Joël Maillard, narre le récit d’une communauté utopique. Un spectacle qui suscite la réflexion au-delà de son apparence farfelue.
Par son texte de présentation, Sans effort retient déjà l’attention. Pour imaginer ce spectacle, les artistes se sont donnés plusieurs contraintes : interdiction d’écrire « quoi que soit, y compris des notes de travail » ; de « se filmer, s’enregistrer, archiver » ; et de « lire et se documenter par quelque moyen que ce soit, à l’exception de conversations eues avec des gens. » Ce protocole d’écriture oulipien pourrait laisser accroire à la découverte d’un objet relevant purement de l’exercice de style, et s’en tenant simplement à cela. Il n’en est rien, et cet intrigant spectacle « non-écrit » et fabriqué par Tiphanie Bovay-Klameth, Joël Maillard et Marie Ripoll, et interprété par ces deux derniers, se révèle une œuvre à la fois touffue et lyrique, pour le moins barrée et sacrément bien ficelée.
Sur un plateau où trône une lampe de bureau blanche et d’étranges instruments de musique – fabriqués à base de pots de fleurs, de bâche en plastique et de cordes de guitare –, deux personnes approchent à l’avant-scène. Lui (Joël Maillard) commence à parler, tandis qu’elle (Marie Ripoll) le regarde amusée. Sauf que ce n’est pas Joël Maillard qui s’adresse à nous mais René, un vaudois qui aurait dû participer au spectacle – et qui, ayant quitté le projet juste avant la première, est donc interprété par l’artiste. Le créateur du spectacle jouant l’amateur – dont on ne sait s’il existe réellement – : il y a déjà là quelque chose de vertigineux. Il se dit, aussi, une volonté de décaler certains motifs du théâtre contemporain. Alors que tant de spectacles aiment à convoquer sur scène des amateurs – avec le surcroît de vérité et de réel qu’ils sont supposés apporter – Maillard et son équipe prennent cette tendance à revers. Avec son accent suisse très marqué et ses remarques aussi cocasses qu’incisives sur le projet, René est un vrai personnage. Il nous détaille l’origine de la création, sa désertion de celle-ci, ainsi que l’existence d’un poème, qu’on lui aurait transmis et qui va donc nous être donné à notre tour.
Le fameux poème porté à l’unisson par le duo – comme une longue mélopée – est un récit d’anticipation. Dans celui-ci, un groupe de personnes quitte une ville pour rejoindre une île inhabitée le temps d’une fête. Au moment de repartir, deux décident de rester, sans autre raison que le refus de retourner vers « les tumultes, l’agitation et les registres ». Fait inattendu, tous se rallient à cette étrange décision et une vie nouvelle débute pour cette petite communauté, marquée à ses débuts par la fête perpétuelle et la prise de racines hallucinogènes. Vivant librement, ils ne se sont donnés que deux consignes : ni écrire, ni procréer. Si la première est tenue, ce n’est pas le cas de la seconde… et les deuxième et troisième générations se succèdent. En lieu et place de l’écriture, il y a le poème, soit un récit oral détaillant la vie depuis la fête. Ce récit poétique, fondateur de leur civilisation, est transmis, répété, enrichi, amendé et enluminé sans cesse. Il semble autant être la justification que le socle de leur choix de vie – un choix initial devenu ensuite un état de fait. Le poème subvient à tout : il offre connaissance, histoire, légitime les décisions, comble les doutes ou insatisfactions. Pour autant il a ses limites – n’indiquant absolument pas, par exemple, comment construire des bateaux pour rejoindre l’autre rive. Son savoir est aussi mouvant qu’illusoire et comme eux-mêmes le disent, « certains jours le poème veut dire quelque chose, certains autres il ne veut plus rien dire. » Tout dépend le crédit qu’on lui apporte.
Épopée géniale par la logorrhée sur laquelle elle repose, Sans effort séduit aussi par sa fragilité. Ce tempérament précaire induit par sa conception infuse le spectacle – les quelques écarts de mots ou de formules prononcés par Maillard et Ripoll donnant lieu à des échanges de regards et des sourires – et tend à favoriser une complicité entre spectateurs et acteurs. Joliment interprété par les deux acteurs, l’ensemble se révèle passionnant et stimulant par son récit à tiroirs. Outre le possible propos méta-théâtral – n’est-ce pas le propre de l’art théâtral de raconter des histoires, et de subsister par la mémoire de celles et ceux y ayant assisté ? –, l’aventure de cette société ouvre de multiples pistes d’interprétation. L’on pourra y voir notamment l’influence de Bolo’Bolo, essai culte écrit en 1983 par l’écrivain suisse de langue allemande PM et proposant un modèle d’utopie réalisable fondé sur la constitution de communauté (bolo).
À sa manière, Sans effort dessine une parabole sur la croyance et ses mécanismes, et propose une société utopique, plus équilibrée et fondée sur d’autres principes. Dans celle-ci, le travail en tant qu’exploitation, la misère sociale et les inégalités ont disparu, et les libertés individuelles semblent plutôt bien s’accorder avec les quelques contraintes sociales. Pour autant, ce monde ne va pas sans travers ni écueils, puisque outre que certains membres l’ont quitté – soit par le choix d’une vie isolée, soit par le suicide – car n’acceptant plus ses valeurs ; la transmission se révèle impossible d’une génération à l’autre. Par toutes ses pistes de réflexion, comme par son caractère éminemment atypique, Sans effort promet d’accompagner le spectateur longtemps après la représentation.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Sans effort
Mise en scène Joël Maillard
Avec Joël Maillard, Marie Ripoll
Non-écriture et fabrication Tiphanie Bovay-Klameth, Joël Maillard, Marie Ripoll
Transmission musicale Louis Jucker
Absence René R
Lumière Nidea HenriquesProduction Cie SNAUT
Coproduction far° festival des arts vivants (Nyon), Arsenic – Centre d’art scénique contemporain (Lausanne)
Partenaires et soutiens Ville de Lausanne, Canton de Vaud, Loterie Romande, Fondation suisse des artistes interprètesDurée : 1h15
Festival Off d’Avignon 2021
Théâtre du Train Bleu
du 7 au 26 juillet à 22h05 (relâches les 13 et 20 juillet)Théâtre de l’Orangerie, Genève
du 3 au 8 aoûtFestival Bonus, Hédé-Bazouges
les 26 et 27 aoûtLe Quatrain, Clisson
le 3 février 2022Théâtre du Pommier, Neuchâtel
les 11 et 12 février
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !