Sous la forme d’un rituel mêlant la cuisine au théâtre, la danse à la vidéo, Eva Doumbia interroge dans Autophagies (histoires de bananes, riz, tomates, cacahuètes, palmiers. Et puis des fruits, du sucre et du chocolat) les dominations qui se cachent dans nos assiettes. À déguster, à partager, sans modération.
C’est par une odeur ronde, généreuse, que l’on est accueilli au Complexe socio-culturel de La Barbière, situé à une poignée de kilomètres des remparts d’Avignon. Derrière des fourneaux aménagés sur une grande table, le chef Alexandre Bella Ola, qui officie d’habitude à la tête de son Bistrot afropéen à Paris, est en poste. Il coupe, il touille, il surveille. Avec le mafé qu’il prépare en direct, il sera l’un des fils rouge d’Autophagies (histoires de bananes, riz, tomates, cacahuètes, palmiers. Et puis des fruits, du sucre et du chocolat) d’Eva Doumbia, qui fait sortir le Festival In des remparts pour l’emmener dans les quartiers d’Avignon. Avant même que de pouvoir être goûtée, sa cuisine relie. Installés tout autour d’un espace de jeu carré, les spectateurs sont animés d’un même appétit que l’auteure et metteure en scène va se charger avec ses interprètes de déplacer au fur et à mesure de sa pièce. Une « eucharistie documentaire » dont les nourritures terrestres sont décortiquées par les moyens du théâtre, de la musique (composée et interprétée par Lionel Elian), de la danse et de la vidéo.
Pour Eva Doumbia, mêler la cuisine des aliments à celle des mots est une manière parmi d’autres de créer le théâtre hybride qui lui ressemble. Un théâtre où dialoguent les cultures, où se croisent les disciplines dans une joie qui n’est pas sans confrontations, sans luttes. Adaptation des Écrits pour la parole de Léonora Miano, qui popularise en France le terme « afropéenne » personne née en Europe de parents africains ou antillais –, sa pièce Afropéennes (2012) se déroulait dans la salle d’un restaurant où Gagny Sissoko préparait aux comédiennes et au public de quoi se régaler ensemble. De quoi dépasser, ou du moins surmonter, les difficultés quotidiennes rencontrées par les femmes noires et françaises que les personnages de la pièce mettent sur la table. Avec Autophagies, Eva Doumbia mène sa compagnie La Part du Pauvre/Nana Triban plus loin dans l’exploration de la cuisine comme ingrédient dramaturgique. Comme lien entre les sens et la pensée, qui exprime, à la fois, les violences et les dominations au centre du théâtre de la metteure en scène et permet d’aller au-delà, de dessiner des carrefours, des réconciliations.
Avec cette nouvelle création, Eva Doumbia poursuit aussi une recherche menée dans une autre de ses créations : le cabaret capillaire Moi et mon cheveu (2011), où les mêmes disciplines que dans Autophagies sont mises au service de l’histoire du cheveu crépu, moins anodine sur le plan politique qu’il y paraît. En maîtresse de cérémonie d’un rituel culinaire qui vise à régler les troubles ou les étrangetés alimentaires des participantes – les comédiennes Olga Mouak et Angelica Kyomi Tisseyre et sans doute du public qui, sans avoir à y participer activement, est pleinement immergé dans le dispositif –, la metteure en scène s’implique beaucoup plus personnellement qu’elle ne le faisait dans son cabaret précédent. Son intérêt pour la cuisine, nous apprendra-t-elle au cours du spectacle, vient en effet en partie de son père : arrivé en France en 1963, il fut l’un des premiers à ouvrir en France un restaurant africain. Spécialité : mafé.
Parmi les nombreuses histoires polico-culinaires dont regorge Autophagies, il y a celle de ce plat à base d’arachide dont on apprend qu’il n’est pas du tout le plat traditionnel que l’on croit : il n’apparaît que dans les années 1950, lorsque les Grands Moulins de Strasbourg commercialisent la « Dakatine », contraction de Dakar et tartine. La couleur des aliments, nous enseigne ainsi le spectacle d’une manière aussi ludique, inventive, que pédagogique, n’est pas toujours celle que l’on croit. En représentant des aliments liés à son histoire personnelle – Eva partage, par exemple, son passif avec la banane, Olga avec le sucre et Angelica avec le riz –, chaque membre du trio féminin assume les clichés qui y sont associés pour mieux les dépasser.
Très vite, l’aliment de l’une devient aussi celui de l’autre, à la fois identique et différent. Le riz cuit d’Angelica, qui doit contenir la mémoire de « l’effort accompli par le paysan qui la cultive dans les rizières », n’a en effet pas grand-chose de commun avec le « riz pluvial » africain – « ‘’Masa Doum’’ : ‘’la nourriture des dieux’’ » – qu’évoque Olga, remplacé aujourd’hui par « le bon riz de Thaïlande parfumé au jasmin ou le riz long grain du Vietnam ». Toutes porteuses d’une double, voire d’une triple culture, les trois artistes naviguent entre les grains et autres nourritures comme elles se promènent parmi les récits de leurs ancêtres et les écritures d’Eva et de l’écrivain ivoirien Armand Gauz : avec un bonheur évident, qui se traduit aussi bien sous forme de témoignages intimes que de paroles plus documentaires. Ou même par de petites chorégraphies qu’accompagne le danseur Bamoussa Diomande, également garçon de cuisine, et donc pont entre la partie cuisine de la scène et sa partie plateau. Tout communique dans Autophagies. Tout communie dans un présent partagé, au goût d’un mafé dont la générosité l’emporte sur les violences dont il est né, sans les effacer.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Autophagies (histoires de bananes, riz, tomates, cacahuètes, palmiers. Et puis des fruits, du sucre et du chocolat)
Texte Eva Doumbia, Armand Gauz
Mise en scène Eva Doumbia
Avec Alexandre Bella Ola, Bamoussa Diomande, Lionel Élian, Angelica-Kiyomi Tisseyre, Olga Mouak
Cuisine Alexandre Bella Ola
Musique Stéphane Babi Aubert
Chorégraphie Massidi Adiatou
Lumière Stéphane Babi Aubert
Scénographie, costumes, accessoires Sylvain Wavrant
Vidéo Sandrine Reisdorffer
Images Charles Ouitin et Lionel Elian
Son Cédric Moglia
Regard extérieur Fabien Aïssa Busetta
Assistanat à la mise en scène et dramaturgie Karima El KharrazeProduction La Part du Pauvre/Nana Triban
Coproduction Théâtre du Nord, Théâtre du Point du jour (Lyon)
Avec le soutien de la Drac Normandie, Ville d’Elbeuf, les Grandes Tables (Friche la Belle de Mai – Marseille), Fonds d’insertion pour jeunes artistes dramatiques, Consulat de France à la Nouvelle Orléans, LSU (département Francophonie à Bâton-Rouge, États-Unis), Ambassade de France aux États-Unis, Commission internationale du Théâtre Francophone, FACE fondation
Avec l’aide de Anis Gras-Le Lieu de l’autre (Arcueil), Fundamental Monodrama Festival (Luxembourg), Kumaso (Bamako), N’Soleh (Abidjan), Centre Social de la Savine (Marseille), Ateliers Médicis (Clichy-Montfermeil)Durée : 1h30
Théâtre du Nord, CDN Lille-Tourcoing-Hauts de France à Idéal à Tourcoing du 15 au 18 septembre 2022
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