D’après divers dits et écrits de la Marguerite Duras des années 60, Isabelle Lafon compose un vivant et passionnant portrait en creux d’une femme méconnue. D’une personne libre, curieuse des autres, toujours inattendue.
Le lendemain de la première de ses Imprudents au Printemps des Comédiens – un an plus tard que prévu – l’attachée de presse d’Isabelle Lafon nous envoie un fichier dont le titre dit beaucoup du spectacle dont la grande intelligence, la délicatesse n’ont pas été dissipés par la nuit, au contraire. « Un texte PRESQUE revu et corrigé », annonce avant ouverture le PDF, qui s’ouvre par un autre avertissement lui aussi très éclairant sur la démarche de la metteure en scène et directrice de sa compagnie Les Merveilleuses, en particulier dans cette nouvelle pièce. « Le texte de ce spectacle ne peut représenter le spectacle. Car nous devons garder ce statut de répétitions. Beaucoup de passages sont effectivement en cours d’improvisation en ce moment (ils ne sont pas du texte de Marguerite Duras) et le seront au cours du spectacle. Tous les textes dits par Marguerite Duras lors d’interviews ont été gardés tel quels et sont ici présents ».
Nous voilà prévenus : nulle vérité définitive, nulle théorie ne nous sera délivrée sur l’auteure du Barrage contre le Pacifique. Dans Les Imprudents, Isabelle Lafon opère avec Marguerite Duras comme elle l’a fait auparavant avec Anna Akmatova, Monique Wittig et Virginia Woolf dans son triptyque Les Insoumises, avec La Mouette de Tchékhov ou encore de Bérénice de Racine. Entre les mots d’auteurs – souvent des femmes – plus ou moins connus, elle se fraie des chemins de traverse. Dans les œuvres qu’elle choisit pour l’urgence, pour la singularité qu’elle y perçoit, Isabelle Lafon se promène à sa guise, avec une liberté qui sur son passage remet l’écriture au présent, avec tous ses doutes, avec ses éclairs et ses tremblements. Elle et sa poignée de complices, toujours les mêmes ou presque – Johanna Korthals Altes, qui est de tous ses spectacles, Marie Piemontese, Karyll Elgrichi et Pierre-Félix Gravière, le plus nouveau venu – sont à leur manière des fauteurs de troubles, des imprudents.
C’est accompagnée de Johanna Korthals Altes et de Pierre-Félix Gravière qu’Isabelle Lafon entre dans la constellation Duras. En fine baroudeuse, elle s’y embarque par un accès presque oublié, caché par les grandes œuvres de l’auteure, par la figure publique qu’elle devient assez rapidement. Grâce à des livres, et surtout à des archives éparpillées sur une table qui trône seule sur un plateau nu, l’artiste d’aujourd’hui se lance sur les traces de celle des années 1960. Déjà auteure d’une dizaine de livres depuis Les Impudents en 1943, auquel Isabelle a rajouté une lettre qui change tout, la Duras dont il est question dans Les Imprudents est selon la metteure en scène « plus libre et généreuse » qu’à n’importe quelle autre période de sa vie. C’est là qu’elle va à la rencontre d’une strip-teaseuse, d’enfants, d’une directrice de prison pour une émission télé. C’est là encore qu’elle va lire de la poésie à des mineurs et à leurs femmes dans une bibliothèque du Pas-de-Calais, et qu’elle intègre le groupe politique de la rue Saint-Benoît…
Cette Duras-là aurait très bien pu s’inviter dans le centre social de Vues Lumière (2019), où Isabelle Lafon pratiquait pour la première fois avec ses comédiens l’écriture de plateau afin de donner à voir la naissance d’un « Atelier sans animateur, un atelier pour s’instruire, pour apprendre » dédié au cinéma. Elle y aurait projeté son film Le Camion peut-être, et en aurait discuté avec la mécanicienne Fonfon incarnée par Isabelle Lafon, avec l’ouvrière paysagiste Georges (Johanna Korthals Altes) ou encore avec le veilleur de nuit Martin (Pierre-Félix Gravière), dont les réflexions sur le 7ème art n’ont rien à envier dans leur subtilité avec bien des spéculations d’initiés. Comme dans cette pièce où Les Merveilleuses affirmaient leur désir déjà ancien de créer des liens entre des univers éloignés, c’est non pas à l’artiste que donne la parole Les Imprudents, mais à ceux qui en côtoient les œuvres, à ceux qui en croisent le chemin. À commencer par les trois comédiens et co-auteurs du spectacle, qui mettent en scène leur propre dialogue avec une Duras qu’ils ne se privent pas de fantasmer, d’arranger à leur façon vive, passionnément trébuchante.
Isabelle ne tient par Marguerite Duras en laisse. Contrairement à sa chienne Margo, dont les indisciplines et les originalités volent très régulièrement la vedette à l’auteure, qui n’est présente sur scène que par l’entremise de différentes personnes qui l’ont rencontrée. Paroler de Margo, pour Isabelle Lafon, est une manière de dire, très concrètement, avec son habituelle naïveté très élégante et élaborée, qu’entre la vie et la littérature il n’y a de différence que dans la forme. Non dans l’importance, dans la profondeur. Presque autant que dans Duras, Isabelle creuse ainsi dans Margo. « Il y a Margo dedans et il y a Margo dehors. Et Margo dedans c’est une sorte de petit cheval tout délicat, un petit pur sang, qui est douce et qui se réveille la nuit et Margo dehors c’est une bombe, c’est un puma, elle part et toute la question est qu’elle revienne », dit-elle par exemple, dans une logorrhée jamais semblable d’une représentation à l’autre, avec un emportement pareil à celui de Johanna et Pierre-Félix lorsqu’ils se font mineur, enfant ou encore journaliste.
Les comédiens ne s’effacent jamais derrière les personnes dont ils portent tour à tour les mots, les témoignages de leur surprise et de leur joie face à une Duras méconnue. Ils sont « toujours comme en plein jour ». Autant que la personnalité de l’auteure et sa pensée en action, c’est donc la leur qui est au cœur des Imprudents, d’une manière plus explicite, plus assumée encore que dans les pièces précédentes d’Isabelle Lafon. Ce dialogue entre les acteurs et le matériaux littéraire et humain qu’ils explorent fait théâtre avec une simplicité extraordinaire.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Les imprudents
D’après les dits et écrits de Marguerite Duras
Conception et mise en scène d’Isabelle Lafon
Écriture et jeu : Pierre-Félix Gravière, Johanna Korthals Altes, Isabelle LafonAssistante à la mise en scène : Jézabel d’Alexis
Lumière : Laurent Schneegans
Administration : Daniel Schémann
Relation presse : Nathalie Gasser
Photo : © Vladimir SichovProduction : Compagnie Les Merveilleuses | Coproduction :
Le Printemps des Comédiens, La Colline – théâtre national, Théâtre Dijon-Bourgogne Centre, Dramatique National, Compagnie Les Merveilleuses | La compagnie Les Merveilleuses est conventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Ile-de-France.Durée : 1h30
TNP
du jeudi 24 novembre
au samedi 3 décembre 2022
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