Le Théâtre national de Bordeaux Aquitaine a maintenu la première édition de « Focus, festival de la ruche », permettant à des artistes d’Aquitaine de présenter des travaux en cours. Cette année, ils l’ont fait devant des professionnels. En attendant de les faire éclore devant un vrai public.
Imaginé et construit par la directrice du lieu, Catherine Marnas, avant la fermeture des théâtres, Focus aurait en effet dû se tenir devant un public. Lequel aurait alors pu approcher ce qui se joue d’habitude sans lui, et participer aux échanges, aux réflexions qui accompagnent ces moments de partage d’œuvres encore inachevées. C’est finalement une fois de plus entre professionnels qu’a eu lieu la rencontre. Venus de l’ensemble du territoire, directeurs de lieux et programmateurs ont pu découvrir les chantiers en cours de neuf compagnies basées en Aquitaine. Un voyage aux étapes très contrastées.
Avec OS’O, une escale vers l’espace
Pour certains en tout début de recherche, pour d’autres presque à la fin, les neuf artistes et compagnies invités dans le cadre de Focus ont exposé leurs travaux sous des formes très diverses. Certains ont opté pour une lecture, d’autres pour une performance ou encore pour une discussion plus ou moins mise en scène, ou enfin pour des extraits… Sans forcément donner une idée précise du résultat final, les plus réussies furent celles qui ont ménagé une place importante au spectateur en se présentant pour ce qu’elles sont : des étapes sur un chemin dont la destination précise est encore souvent inconnue. Les deux présentations les plus réussies, Qui a cru Kenneth Arnold du collectif OS’O et Paradeisos (il faut cultiver notre jardin) de Julien Duval, nous ont menés dans des directions opposées : l’espace, et la terre.
Issu de la première promotion de l’école supérieure de Bordeaux Aquitaine, c’est en familier des lieux que le collectif OS’O est venu y montrer le fruit de ses deux premières résidences pour Qui a cru Kenneth Arnold ?, la première qu’il destine à un public adolescent. Derrière une table, les complices Bess Davies, Mathieu Ehrard, Baptiste Girard, Denis Lejeune et Tom Linton y jouent une forme créée spécialement pour l’occasion : une vraie-fausse conférence sur leur spectacle à venir, qui lui-même sera une vraie-fausse conférence sur « les croyances, les fantasmes et autres informations mensongères », prenant pour prétexte le phénomène des « soucoupes volantes », depuis l’observation relatée en 1947 aux États-Unis par leur héros éponyme. Après X, leur adaptation du roman de science-fiction d’Alistair McDowall, les OS’O renouent ainsi avec leur écriture collective pleine d’humour et de pensée. En jouant avec les contraintes de l’exercice que représente l’étape de travail, ils séduisent leur auditoire, prêt à embarquer dans leur aventure extraterrestre.
L’étape, art du chemin…
On ne s’attarde guère sur 7 années (journal de bord), où sous prétexte de rendre hommage à tous les acteurs de sa trilogie Des territoires qu’il va présenter dans sa version intégrale au Festival d’Avignon, Baptiste Amann revient avant tout sur ses propres affres de création. Sans hésiter à critiquer violemment les journalistes et programmateurs qui, faute selon lui de connaître la vie des quartiers populaires où il ancre sa fiction, n’ont su apprécier la grande qualité de son travail. On peine à voir quel avenir pourrait avoir ce solo trop centré sur une seule création pour intéresser un public large.
Fondé en 2019 par quatre artistes sortis il y a trois ans de l’éstba, le collectif Les Rejetons de La Reine nous présente l’embryon de son premier-né, Un poignard dans la poche, qui tient autant des Atrides que de Jean-Luc Lagarce.
Jérémy Barbier d’Hiver, membre des Rejetons, questionne lui aussi la notion d’héritage dans sa première création personnelle, Mine de rien, dont il a joué le début avec la comédienne Julie Teuf. S’il a bien précisé à son issue que cette forme n’était guère définitive, qu’elle allait encore être travaillée, sa composition donnait l’impression d’un tout assez abouti. Et donc peu ouvert au spectateur, à son imaginaire que l’étape de travail peut particulièrement solliciter, comme l’a prouvé le collectif OS’O en faisant spectacle de son processus de travail. Bien qu’au début de son calendrier de création, Aurélie Van Daele n’a quant à elle pas même pris la parole pour expliquer où elle en était de son Spectacle inconnu (titre provisoire) d’après La Chambre d’appel de Sidney Ali Mehelleb. Ce n’est que dans le dossier que l’on apprend qu’à l’origine, elle « devait créer Soldat Inconnu.e de Sidney Ali Mehelleb. Mais, Covid incertitudes et désirs obligent, elle présente ici un autre projet ». La pièce en construction aurait sans doute gagné à être accompagnée du récit de cette genèse et de l’annonce du chemin que l’équipe doit encore parcourir. Observation que l’on peut aussi formuler au sujet de Sola Gratia de Yacine Sif El Islam, « tentative de rendre fertile un champ de ruine, de transformer les ténèbres en lumière ».
… et du jardin
Au tout début de ses recherches sur Herculine Barbin : archéologie d’une révolution, Catherine Marnas n’a quant à elle pas cherché à donner une idée de ce que pourra être son résultat final. Avec deux comédiens au plateau, en vidéo Yuming Hey qui portera seul la pièce et Vanasay Khamphommala à la table pour éclairer la place du passionnant témoignage publié par Michel Foucault dans l’histoire de la construction du genre. La lecture d’extraits du texte en question a suscité une envie de lecture ou de relecture, comme ont aussi su le faire l’artiste compagnon du TnBA Julien Duval et son acolyte Carlos Martins avec leur Paradeisos (il faut cultiver notre jardin) dont la création est prévue pour septembre 2021 au Théâtre Ducourneau d’Agen.
Destinée à être jouée en appartement et dans tous types d’autres lieux, nous expliquent les deux artistes derrière la table qui leur fait office de scène, cette ramification de leur adaptation de Candide que l’on pourra aussi découvrir la saison prochaine est d’ores et déjà bien drôle et délicate. Comme celle des OS’O, bien que sur un sujet tout différent – l’importance du jardin dans notre épanouissement –, leur vraie-fausse conférence a donné lieu à une bien belle étape. De même qu’il y a un art de cultiver son jardin, il est un art de faire étape dont « Focus, festival de la ruche » nous a montré quelques rudiments.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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