Le patron du Théâtre de la Ville revient sur les multiples actions menées depuis un an et annonce de nouveaux projets, en extérieur, pour les semaines à venir, si la situation sanitaire le permet, dans les parcs, les jardins et des cours d’écoles.
Quel bilan dressez-vous de l’année qui vient de s’écouler ?
Emmanuel Demarcy-Mota : Cette période m’a donné, et me donne encore, l’occasion de prendre le temps, et le soin, d’approfondir une réflexion déjà présente, de me concentrer sur ce qui a de l’importance pour la troupe que nous sommes. Je crois qu’il est important que chacun profite de ce moment pour définir sa démarche artistique et éthique, pour affiner son regard sur l’avenir et sa propre pratique. Avec humilité et constance, nous devons trouver la consistance de notre engagement artistique, éthique et moral – un terme que je n’aurais sans doute pas employé il y a dix ans. Il faut arrêter de simplement « faire des points », de se réunir « pour faire le point », car il ne s’agit plus de cela, mais de tracer ensemble des lignes, d’avoir la capacité de trouver des sujets communs et des espaces que l’on peut partager. Moins que de « vivre ensemble » – une idée que je trouve sinistre –, nous devons nous donner les moyens de « faire ensemble ».
A première vue, cela semble particulièrement compliqué à un moment où le secteur culturel n’a aucune perspective claire de réouverture…
La période est, au contraire, fondamentale pour comprendre en quoi l’absence de la parole du personnage depuis un an, l’impossibilité de voir Guernica ou d’entendre la révolte d’Antigone, est dramatique. Si ces paroles se taisent, si ces fragments d’art ne peuvent pas être présentés, alors qu’une fois rencontrés ils nous traversent pour toujours, qu’est-ce qu’il reste d’essentiel ? On ne peut pas admettre d’être considérés comme non essentiels, non pas par rapport aux êtres que nous sommes, mais par rapport aux oeuvres de l’esprit que nous portons. Sans la parole de ces oeuvres sur l’être et le néant du monde, mais aussi sur le néant qui est en nous-même, nous souffrons d’un double vide causé par les périodes de confinement et par l’absence de la vie éternelle des personnages. Ce silence absolu, il faut le faire entendre aujourd’hui, tout comme il va falloir construire un dialogue, à la manière de Camus, qui nous rappelle comment on sort de la polémique – actuellement tristement omniprésente – pour aller vers ce dialogue.
Comme je l’ai déjà dit, ce virus est un révélateur et un accélérateur du meilleur comme du pire. Il éprouve notre capacité à reformuler, à prendre le temps d’un retour sur l’essence de ce moment. Quatre milliards de personnes confinées en même temps, ce n’est pas rien ; la présence des morts, ce n’est pas rien. Aujourd’hui, après les avoir savamment comptabilisés, on a pris le risque de les oublier, de mettre de côté leurs souffrances. On ne parle actuellement que du confinement et du déconfinement, mais ce sont ces êtres qui vont mourir de la Covid qui doivent nous poser question. On doit pouvoir se révolter contre cette mort, et les personnes d’arts doivent être au plus près. Car ce n’est pas le « réseau » de théâtres qui est essentiel, mais les êtres vivants que sont les artistes et les oeuvres produites par l’imagination. Nous devons chercher à rendre à nouveau présent, à chaque moment, cet instant éternel que l’art produit.
C’est en ce sens que vous avez lancé les Consultations, qu’elles soient poétiques, scientifiques, musicales ou dansées, il y a près d’un an ?
J’ai d’abord proposé de constituer une troupe d’artistes éphémère, de les embaucher, contre rémunération – j’insiste sur ce point –, pour les embarquer dans le processus des Consultations. Ce collectif, que nous avons décidé d’appeler la « Troupe de l’éphémère », est aujourd’hui composé de 150 artistes et scientifiques, comme l’astrophysicien Jean Audouze, la neurochirurgienne Karine Carachi ou le neurologue David Grabli. Ensemble, nous avons pu entrer en relation avec plus de 15.000 personnes, dans 23 langues différentes, dont certaines du continent africain, comme le swahili ou le wolof. Pendant le premier confinement, cette expérience a créé un temps suspendu extraordinaire et a permis de réunir plus de 5.000 récits grâce aux rapports de consultation faits par chaque artiste. Et elle se poursuit aujourd’hui, avec une ouverture internationale de plus en plus forte, comme en témoigne le partenariat que nous nouons actuellement avec le Théâtre de Paide en Estonie, et bientôt avec les Etats-Unis. Grâce à cette démarche, nous menons une idée politique internationale. Nous voulons découvrir d’autres cultures, échanger avec d’autres peuples et surtout prendre soin de l’autre à travers la poésie.
Vous avez aussi multiplié les interventions en milieu scolaire et jusqu’à l’hôpital…
Nous nous sommes fixés quatre orientations principales : un rapport avec l’école et le monde de l’éducation, un rapport avec la santé grâce à une convention avec l’AP-HP qui nous permet d’intervenir dans 31 hôpitaux à travers des Consultations, des ateliers ou des petites formes musicales, poétiques ou dansées, un rapport social avec plus de trente associations qui travaillent aux côtés de personnes en grande difficulté, et un rapport à l’espace public qu’il faut réinvestir. Au total, au cours de cette seule semaine, nous avons réalisé 315 heures cumulées d’interventions grâce à l’action de 90 intervenants sur 31 sites différents.
On me dit parfois que, si nous pouvons faire cela, c’est parce que nous sommes une grosse institution, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Pour financer ces actions, nous avons réinventé un budget de crise avec le budget que nous avions. J’ai moi-même arrêté les répétitions de ma création, Les Géants de la Montagne, pour en réallouer le budget, tout comme j’ai demandé la suppression tous les frais de mission et de réception afin de pouvoir les redéployer. Nous avons aussi pu compter sur la solidarité des spectateurs qui ont fait des dons, pour un montant de 250.000 euros, et sur les levées de fonds organisées avec les hôpitaux et les centres sociaux.
Après avoir un temps résisté, vous vous êtes finalement convertis au numérique en organisant « Les Directs du Théâtre de la Ville ». Pourquoi ce choix ?
Dans un premier temps, nous avons effectivement refusé tout streaming ou captation car nous devions être dans l’écoute de l’autre et prendre le temps dans notre engagement par rapport à lui. L’idée des « Directs » est née en octobre dernier, au moment de la création de Royan qui n’a pas pu avoir lieu en raison du second confinement. Avec Nicole Garcia et Frédéric Bélier-Garcia, nous avons décidé que l’oeuvre pourrait être travaillée pour être filmée et diffusée en direct. En revanche, il ne s’agissait pas, et il ne s’agit toujours pas, de « streaming » car je refuse que le théâtre entre dans cette grande boîte un peu fourre-tout. Il s’agit de théâtre en direct et le spectacle ne peut pas être revu à un autre moment que celui de sa diffusion.
A travers ce rendez-vous à heure précise, nous souhaitions réinstaurer un moment où l’on se rassemble, même si on ne peut pas être dans un théâtre, stimuler l’imaginaire collectif pour pouvoir s’imaginer ensemble, même si l’on est à distance. C’est une façon, pour nous, de séparer la question de l’espace et du temps, de s’interroger, modestement, sur une autre manière de faire. Depuis Royan, ces « Directs » se sont multipliés, avec le soutien des artistes comme Kaori Ito, David Lescot ou Hofesh Shechter, et nous avons diffusé notre 100e cette semaine. Grâce à l’engagement des enseignants pour l’art et la culture, nous avons touché 25.000 enfants issus de 1.500 classes différentes. Leur émotion et leur joie, que nous avons pu observer lors des Zoom organisés après les représentations, sont inoubliables, et certains ont découvert le théâtre pour la première fois. Je n’ai jamais reçu autant de témoignages qu’au sujet de cette expérience.
Comment voyez-vous, désormais, les semaines et les mois à venir ?
Nous venons de mettre en place un comité pluridisciplinaire, l’ASA – pour Artistes et Scientifiques Associés –, un groupe opérationnel chargé de faire des propositions de projets, à partir de la mi-avril et jusqu’au 21 juin. L’engagement de l’ASA est de participer à la poétisation de la ville et d’offrir des représentations sous plusieurs formes dans les espaces extérieurs. Il est temps de réagir artistiquement et de faire ce que nous savons faire en les occupant.
En accord avec la Ville de Paris, une centaine d’artistes vont donc, à compter de la mi-avril, investir onze parcs et jardins avec des Consultations ; puis, à partir de début mai, dans le cas où les spectateurs ne pourraient pas venir au théâtre, des projets auront lieu dans des cours d’école, d’hôtel particulier et dans des parcs et jardins, comme le parc de la Cité Internationale, les Buttes-Chaumont, le lycée Montaigne ou Louis Le Grand. Ces projets prendront la forme de performances ou de spectacles, ouverts à tous et gratuits. Vingt ans après sa création, je re-monterai, Six personnages en quête d’auteur dans les jardins de la Salpêtrière. Grâce à un accord avec le site, nous allons inventer des formes artistiques, de débats, de rencontres, y compris dans la chapelle. L’idée sera de construire de nouvelles passerelles entre la santé, la culture et l’éducation afin d’aider la société à reprendre corps.
Allez-vous rouvrir le Théâtre de la Ville cet été, comme vous l’aviez fait l’an dernier ?
Si la situation le permet, le Théâtre de la Ville sera ouvert cet été, en accord avec les équipes qui ont été consultées. La première expérience estivale, menée en juillet 2020, avec une programmation de théâtre tout public, de danse et de musique, a prouvé qu’il y avait une demande de la part du public puisque toutes les représentations affichaient complet. Comme l’an passé, nous nous concentrerons, notamment, sur l’accueil des jeunes avec une gratuité pour tous jusqu’à 14 ans et une tarification très basse pour le monde étudiant. Je suis convaincu que le lieu du théâtre doit arrêter de vivre au rythme de l’Education nationale et se mettre au rythme de l’hôpital qui, lui, ne ferme pas au mois d’août. Il doit prendre soin de tous, des autres, des œuvres, tout le temps, et se doit donc de rester ouvert. Cela fait partie des changements structurels que nous devons mener pour transformer notre façon de faire de l’art et de la culture.
Propos recueillis par Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
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