Le 6 février 2021, une vidéo anonyme intitulée L’usage de l’œuvre fait son apparition sur les réseaux sociaux. Montrant des similitudes entre des créations de Yoann Bourgeois et celles d’autres artistes de cirque, elle déclenche de vives réactions au sein du milieu. Au-delà de la polémique, elle suscite un désir de réflexion collective sur l’état d’une discipline encore jeune, en pleine structuration.
Colère et sidération. Lorsque la vidéo L’usage de l’œuvre commence à circuler sur les réseaux sociaux le 6 février, les artistes qui y apparaissent sont pris entre ces deux réactions. Troublant, le parallèle entre des extraits de leurs créations passées et des pièces de Yoann Bourgeois, célébrité du cirque contemporain et directeur du Centre national chorégraphique de Grenoble, ne suscite pourtant dans l’immédiat que peu de réactions publiques. La première à oser s’exprimer fait preuve d’une délicatesse et d’une intelligence qui donneront le ton à l’ensemble de l’écosystème circassien. Il s’agit de Chloé Moglia, co-auteure avec Mélissa von Vépy du spectacle En suspens (2007) dont un passage ouvre la vidéo, où apparaît bientôt un passage d’une création beaucoup plus récente de Yoann Bourgeois, où des hommes et des femmes d’abord suspendus à une perche tombent les uns après les autres comme le font les interprètes de En suspens. « À quelques détails près », précise Chloé Moglia dans son texte intitulé L’usage des œuvres, ou de ma surprise de faire partie de la constellation imaginaire de Yoann Bourgeois. Des détails qui font la différence pour certains membres du milieu circassien. Pour d’autres moins.
Sortir du silence
Après avoir évoqué la « stupeur oubliée » ressentie en 2014 lorsqu’elle découvre le spectacle Minuit de Yoann Bourgeois, l’artiste qui développe depuis plus de dix ans une écriture singulière autour de la suspension énumère les détails en question : « le diamètre et la longueur de la barre, le nombre de personnes (six au lieu de cinq), les costumes et la musique ainsi que ce qui précède et ce qui suit la ‘’séquence’’ ». Ces différences, dit-elle, « permettent peut-être de dire qu’il ne s’agit pas de la reprise d’une ‘’œuvre’’ (ce qui est illégal) mais de celle d’un ‘’motif’’ (ce qui devient légal) ». Elle ne tranche pas, elle n’accuse pas : elle questionne. Prenant finement appui, dit-elle – car elle cite clairement ses sources – sur les démarches d’Annie Ernaux, de Didier Eribon et de la nouvelle anthropologie (Descola, Ingold, Martin), elle donne tort à celui qui lui a à tout le moins « emprunté » des éléments de son vocabulaire, lorsqu’il écrit dans une tribune publiée sur le site d’Artcena le 9 février que le cirque « présente une résistance intrinsèque à l’écriture ».
Chloé Moglia maîtrise les mots autant que les gestes. Et elle n’est pas la seule parmi les artistes de nouveau cirque, en particulier ceux que Yoann Bourgeois désigne lors d’une conversation personnelle avec Chloé comme faisant partie de sa « constellation imaginaire ». Si la plupart des artistes contactés refusent encore de prendre publiquement la parole sur le sujet – « concerné à double titre (auteur d’un spectacle et ex-interprète), je ne voudrais répondre hâtivement et j’ai besoin de temps pour réfléchir, pour porter le débat sur des questions plus globales », nous a par exemple répondu Jean-Baptiste André –, une tribune du collectif de jonglage Le Petit Travers répond elle aussi à la polémique. Les artistes commencent par y formuler les raisons de leur prise de parole et sa complexité : « en tant qu’artistes mentionnés dans cette vidéo, nous sommes mis dans une situation délicate : si nous tentons de réfléchir à son contenu et à ses motivations, nous risquons de voir cela interprété comme une caution que nous lui donnerions ; ou d’être mus par une forme de jalousie à l’égard du succès de Yoann Bourgeois. Les risques sont réels, notre position d’artiste pourrait s’en trouver fragilisée, alors que nous œuvrons patiemment à la construire dans un environnement complexe. D’un autre côté, si nous gardons le silence, cette absence de parole peut être vue comme une position par défaut et être elle-même interprétée (…) Notre situation d’énonciation n’est pas confortable ». Le collectif n’en produit pas moins un texte riche, qui va bien au-delà du fait divers et aborde comme Chloé Moglia des questions majeures propres au cirque contemporain dont ils prouvent eux aussi la maturité que lui nie avec condescendance Yoann Bourgeois.
Un fait divers qui fait débats
Ces artistes posent les premiers termes de débats qui selon l’association Territoires de Cirque « arrivent au bon moment mais d’une mauvaise manière », lit-on dans un communiqué intitulé Pour une éthique renouvelée dans la relation, daté du 22 février. « L’anonymat des images diffusées, la technique employée (montage parcellaire) et le renoncement à toute forme de recours en droit (médiation, assignation, …) portent préjudice aux sujets de fond que nous souhaitons approfondir en tant que regroupement de lieux de production et de diffusion du cirque contemporain », disent encore les membres de l’association. Un désir qu’expriment aussi à titre individuel les directeurs de Pôles Nationaux du Cirque (PNC) que nous avons contactés. « Je pense que cet événement qui secoue le petit milieu du cirque et au-delà doit être vu par tous les acteurs de la profession comme un rendez-vous à honorer pour l’ensemble des acteurs du milieu. Nous devons saisir l’occasion pour aborder collectivement les grands sujets que soulève la vidéo pour notre discipline : la défense de propriété intellectuelle, de répertoire, la relation entre artistes et institutions… », affirme par exemple Philippe Le Gal, directeur du Carré Magique à Lannion (22).
Yveline Rappeau, à la tête de la Plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie, exprime la même chose autrement : « Il faut mettre les mains dans le moteur ! S’il revient aux artistes de décider s’ils veulent ou non porter l’affaire devant la justice, il nous appartient à nous, directeurs et équipes de lieux consacrés entièrement ou non au cirque, de débattre en profondeur de l’état du cirque de création et des moyens que nous pouvons mettre en place pour accompagner au mieux les artistes dans l’affirmation de leurs esthétiques ». Tous disent la nécessité de créer de nouveaux espaces de dialogue pour prendre en charge ces questions qui se posent pour le cirque d’une manière particulière, en raison de sa jeunesse et de son type d’écriture, qui rend difficile toute preuve d’infraction au droit d’auteur. « À cet égard, le cirque de création s’enrichira, en tant que mouvement artistique récent, à observer tous les processus déjà expérimentés par ailleurs », dit le communiqué de Territoires de Cirque. Notamment dans le milieu de la danse, où Yoann Bourgeois est aujourd’hui presque aussi célèbre que dans celui du cirque.
En témoigne un article publié par La Permanence, collectif de danse créé en 2017, qui se présente comme « un groupe de personnes antiracistes, transféministes et anticapitalistes luttant pour que cessent les abus de pouvoir dans le secteur chorégraphique et pour visibiliser des pratiques militantes dans le champ de l’art ». Au-delà du cirque, c’est aux arts vivants dans leur ensemble que l’affaire pose question. Interrogée sur le sujet après avoir relayé le texte de Chloé Moglia, la directrice du Grand T, théâtre de Loire Atlantique Catherine Blondeau, formule quant à elle le problème en termes de « consentement ». « Des discussions, un minimum de courtoisie et d’élégance auraient pu permettre d’éviter d’en arriver à un tel scandale », dit-elle. Un avis que partagent Chloé Moglia et le collectif Le Petit Travers, qui n’accusent personne de plagiat, mais de refus du dialogue qui selon eux s’imposait.
Le pouvoir en question
Martin Palisse, artiste et directeur du Sirque, Pôle National Cirque de Nexon (87), avance un point de vue proche de celui de Catherine Blondeau. La vidéo, pour lui, révèle avant tout un « système de domination que personne n’osait jusque-là dénoncer. Si l’on peut critiquer les méthodes de l’auteur de la vidéo, et interroger ses motivations, je crois qu’il est possible d’y voir la crainte des artistes concernés face à un artiste directeur de lieu et largement soutenu par les institutions, voire créé par eux. Car dans son processus de structuration en cours, le nouveau cirque a besoin de ses figures de proue ». Contrairement à ses confrères directeurs de PNC auxquels nous nous sommes adressés, Martin Palisse n’hésite pas à prendre parti contre Yoann Bourgeois, tout en exprimant la nécessité d’élever le débat. « Tous les artistes concernés par la vidéo entretiennent des relations avec Yoann Bourgeois. Certains sont par exemple associés à son lieu. On imagine donc la difficulté pour eux à dénoncer celui dont dépend leur travail. D’autant plus que les PNC le soutiennent pour la plupart. En tant qu’artiste plaignant, on peut donc craindre de se mettre à dos ces structures ».
La position de Martin Palisse est loin de faire l’unanimité parmi les directeurs de Pôles Cirque, dont il regrette « le manque de lien avec les luttes actuelles. Il ne semble pas saugrenu par exemple de comparer l’affaire présente au mouvement # Metoo : il s’agit dans les deux cas d’une affaire de domination ». Il appelle de ses vœux un recours à la justice, que ses confrères ont plutôt tendance à laisser à la responsabilité des artistes. Lesquels, pour le moment, semblent en mettre de côté la possibilité. « Le problème n’est pas de reprendre à d’autres des idées, car nous assumons volontiers le fait qu’elles ne nous appartiennent pas ; en revanche, il y a un problème à tenter de s’approprier ce que nous pensons n’être la propriété de personne. Il ne s’agit pas tant de dénoncer des plagiats, c’est-à-dire des vols, que des manques de reconnaissance des pairs dans une façon d’arpenter des principes (la suspension, l’équilibre, la chute, le renversement, le rebond, la déconstruction, la musicalité du jonglage etc.) », écrit Le Petit Travers, qui comme le directeur du Sirque déplore la timidité des réactions de ses pairs. Et appelle de ses vœux une action collective.
Reste à savoir quelle forme celle-ci pourrait prendre. Par la voie judiciaire, comme le suggère notamment Martin Palisse ? Ayant travaillé pendant près de vingt ans sur le sujet, l’avocate Valérie Dor prévient les compagnies concernées des difficultés qui les attendent en cas de procès pour atteinte au droit d’auteur. « Il faut pouvoir prouver que l’œuvre en question est originale, et que vous êtes l’unique auteur de la création. Ces notions sont très subjectives : les procès victorieux se font donc rares. Ils sont de plus coûteux, et donc guère accessibles à tous ». La prescription étant de cinq ans seulement, la plupart des cas soulevés par la vidéo ne peuvent de plus plus guère être portés devant la justice. « Une victoire n’est bien sûr pas impossible, mais j’aurais tendance à dire que porter la chose sur la place publique aura davantage d’effet », poursuit Valérie Dor. Le mouvement est amorcé.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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