Carnets de création (17/28). Issu des arts de la rue, Sébastien Barrier déploie depuis Savoir enfin qui nous buvons (2014) une passionnante parole-fleuve dont il est le principal héros. Par l’autofiction, il met en place des rituels, des célébrations qui accueillent chacun : poètes, punks, chats ou curés.
Sébastien Barrier a la logorrhée débordante. Il a le mot qui grimpe et vous enveloppe, à l’image de son grand corps mince qui se conclut par une touffe de cheveux frisés. Depuis la création de Savoir enfin qui nous buvons en 2014, l’artiste est en quelque sorte l’arbre et la palabre : dans ce premier spectacle en salle, il devient le sujet central de sa propre parole, qu’il exerçait auparavant en espace public dans le costume d’un certain Ronan Tablantec. Un « marin prêcheur » de Douarnenez – le terreau mythologique de Sébastien Barrier – qui, répétait-il à qui voulait l’entendre, n’était pas né breton mais l’était devenu. Un grand observateur des petites choses du monde, un philosophe du quotidien dans lequel l’artiste mettait beaucoup de lui-même, mais qui lui imposait des limites qui ont fini par lui peser. « Après l’avoir fait vivre pendant une dizaine d’années, ce personnage était devenu une belle petite prison, dont il fallait que je me débarrasse », explique-t-il. Le raconteur fou et fabuleux que l’on connaît s’épanouit à partir de cette mise à mort.
Le culte de l’instant présent
Délesté des « bottes Aigle bleues, pantalon de ciré blanc à bretelles Guy Cotten, débardeur marinière un rien Gaultier acheté au stand de la ville de Brest au Salon nautique 96, queue-de-pie en ciré jaune et boîte de sardines en guise de couvre-chef »[i] de Tablantec, Sébastien Barrier peut s’adonner à de nouvelles « célébrations » ou « cérémonies ». Il ne se compare pas pour rien à Johann Le Guillerm, dont toutes les recherches et les créations scéniques et plastiques participent depuis vingt ans au même projet Attraction : sans qu’il le rejette de manière aussi ferme que cet autre artiste qui fait partie de sa constellation, le terme de « spectacle » n’est pas tout à fait approprié pour décrire son travail. Savoir enfin qui nous buvons est en cela une forme de manifeste. Avec cette performance solo de sept ou huit heures – selon la forme – où il mêlait sur un mode épique des portraits de viticulteurs de vin nature et le récit d’aventures personnelles imprégnées du nectar adulé, Sébastien Barrier se plaçait hors-cadres. Il mettait en mots son désir d’embrasser le présent tout entier.
Dans cette première apparition post-Tablantec comme dans les suivantes, le verbe de l’artiste est semblable aux cuites qu’il décrit si bien : il a « quelque chose de l’ordre du rituel »[ii]. « La consolation n’était jamais très loin. Quoi de plus légitime que de se consoler ? Consolation, célébration, rituel. C’est beaucoup mieux que pathologie, perdition ou alcoolisme », écrit-il dans le livre cité plus tôt, écrit à partir du spectacle qu’il n’a jamais cessé de transformer pendant ses six ans de tournée. Le raconteur essaie divers remèdes, où l’humour cohabite toujours avec une part de cruauté. Souvent, Sébastien Barrier soigne le mal par le mal. Comme dans Chuncky Charcoal où, accompagné du musicien Nicolas Lafourest, il invente une mort affreuse et brutale à son Tablantec. Alors qu’il s’est défait de son marin tout en douceur, notamment au contact de la compagnie Le GdRA fondée par Christophe Rulhes et Julien Cassier avec qui travaille plusieurs années. « Avec eux je me suis ouvert à l’art contemporain, à la musique, à la danse et au travail d’enquête. Ils m’ont aidé à me sortir des ornières du théâtre de rue, qui est un milieu prompt à se moquer des auteurs, à tirer à boulets rouges sur tout ce qui n’est pas lui. J’avais envie d’autre chose ». D’autres célébrations.
En quête de la parole magique
Les fêtes verbales de Sébastien Barrier ne tournent pas toujours bien. Délicieuses, passionnantes pour qui y assiste, elles peuvent se retourner contre le maître de cérémonie. C’est qu’il s’y implique tout entier : dans une adresse directe au public, c’est de lui-même et de ses proches qu’il parle. C’est d’eux que, depuis vingt ans – c’était déjà le cas du temps de Tablantec –, il faut la matière vive, toujours changeante, de ses apparitions sur scène et ailleurs. Après avoir réussi à se débarrasser de son marin, dont la langue bien pendue lui a fait, dit-il, perdre quelques amis, le grand parleur s’est construit avec Savoir enfin qui nous buvons un autre cadre contraignant. Épuisant. « Ces sept heures de représentation, sur un sujet très intime, ont fini par m’essorer. J’ai eu besoin d’aller vers quelque chose de plus court, de plus léger », se rappelle Sébastien qui n’exclue toutefois pas de reprendre occasionnellement cette conférence-concert-dégustation – et bien d’autres choses encore –, « notamment pour les vieilles abonnées des théâtres, qui en auront peut-être besoin à l’issue de la période que nous vivons actuellement ! ».
En guise de remède à la fatigue causée par le marathonien Savoir enfin, Sébastien décide de s’adresse au jeune public. Il imagine Gus, dont le chat éponyme n’a rien des matous qui séduisent les minots. Ce héros à quatre pattes n’a ni le poil soyeux ni le goût du câlin : d’autant plus en quête d’amour qu’il est chassé de partout, l’animal est un nouveau masque derrière lequel Sébastien Barrier se cache à peine. « Gus est pour moi un tournant. Au moment de sa création, je sombre. C’est là que je me fais diagnostiquer ; désormais, je sais avec quelle maladie je dois composer », nous confie-t-il alors qu’il se prépare à une nouvelle cérémonie au titre éloquent : Ceux qui vont mieux, qui aurait dû voir le jour en novembre dernier.
Cette fois, l’artiste espère bien trouver une potion magique qui lui convienne autant qu’à ses spectateurs. En célébrant ses héros – son père, le poète Georges Perros, un curé inconnu et les deux musiciens du groupe de post-punk britannique Sleaford Mods – qui ont connu la mélancolie mais qui vont mieux aujourd’hui, l’artiste espère suivre leur exemple. Si elle le peine, la situation causée par la Covid ne désespère pas Sébastien Barrier, à qui « un seul spectateur suffit, pourvu qu’il soit pleinement présent ». Il imagine ainsi une version mobile de Ceux qui vont mieux, capable de faire la tournée des bars. Une belle preuve d’optimisme à l’heure qu’il est !
Anaïs Heluin – ww.sceneweb.fr
[i] La description est issue de Savoir enfin qui nous buvons, Actes Sud, 2016.
[ii] Ibid
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !