La première pose ses bagages à la Comédie Poitou-Charentes, la seconde s’installe à la tête du CDN Nancy Lorraine. Entre ces deux nouvelles directrices, existent nombre de points communs, dont un lien fort avec les territoires. Elles ne s’étaient jamais rencontrées. Sceneweb les a réunies à distance pour cet entretien croisé.
Quel est votre état d’esprit à l’aube de vos prises de fonction ?
Pascale Daniel-Lacombe : Je suis exaltée et, en même temps, c’est un bouleversement qu’il faut apprivoiser, d’autant que le contexte n’est pas simple.
Julia Vidit : Je partage cet état émotionnel et ai aussi le souci d’être à la hauteur de la tâche qui m’incombe. Passer d’un travail en compagnie à la direction d’un CDN est un vrai bouleversement en matière d’équipe.
Pourquoi avoir souhaité prendre la tête d’un lieu ?
P.D.-L. : Cela fait vingt ans que je travaille avec la compagnie du Théâtre du Rivage sur le littoral de la Côte basque. Ensemble, nous avons existé de différentes manières. Nous avons fait nos débuts dans un petit village du Pays basque, puis nous sommes devenus nomades, avant d’être attachés à des lieux et de beaucoup bouger, notamment dans le réseau des scènes nationales. Après deux décennies, on cherche de nouveaux souffles, de nouveaux élans, à agrandir notre espace vital. Prendre la tête d’un CDN me permet de ressourcer ma propre vie artistique en travaillant pour d’autres que pour moi-même. Ces dernières années, j’ai toujours voulu ouvrir nos portes à d’autres artistes, mais ces relations sont parfois difficiles à installer de façon pérenne lorsqu’on est en compagnie. Or, la Comédie Poitou-Charentes, parce qu’elle n’a pas de lieu dédié, rend essentiel, encore plus qu’ailleurs, ces liens avec les artistes.
J.V. : Le CDN s’inscrit dans une logique qui est la mienne. Il y a quelques années, j’ai eu un geste fort : quitter Paris pour créer la compagnie Java Vérité dans la région Grand Est. Comme le Théâtre du Rivage, nous avons toujours eu le souci du public et de partager le plateau avec des artistes de champs pluridisciplinaires, en travaillant, notamment, avec des lieux labellisés. Diriger un CDN me donne aujourd’hui les moyens d’orchestrer une aventure au long cours avec des publics et des artistes.
L’une dans le sud-ouest, l’autre dans le Grand Est, vos parcours sont marqués par un ancrage fort dans les territoires. Est-ce la clé de vos nominations ?
J.V. : C’est évidemment un signal fort, la reconnaissance d’un travail qui devient une force. L’expérience concrète sur les territoires avec les publics, les acteurs amateurs et les habitants est très importante pour diriger ces maisons de l’intérieur. Quand j’ai postulé à la Comédie de Valence, je me suis rendu compte que je n’étais pas aussi mobile que je le pensais. J’ai été étonnée de ne pas du tout me sentir de Valence et de ressentir, au contraire, mon appartenance très forte au Grand Est où je travaille depuis quatorze ans.
P.D.-L. : Pour moi, ce fut une très grand surprise d’être choisie. Quand on vient du sérail, de l’expérience d’un territoire, se pose toujours la question de la légitimité dans les maisons institutionnelles. Je suis toutefois ravie de cet appel d’air, et de constater que les CDN sont ouverts à toutes et à tous ! Lorsqu’on travaille sur un territoire, on se concentre sur l’humain, sur la proximité avec le public, avec qui on entretient une relation presque affective. Que ce soit au Pays basque ou dans les autres territoires que nous avons traversés, nous avons toujours voulu tisser des liens profonds. Mon parcours témoigne d’un travail de terrain, d’échanges et je crois qu’il correspond bien aux besoins de la Comédie Poitou-Charentes qui, de par son fonctionnement particulier, doit investir le territoire et voir comment il se vascularise.
J.V. : Nos compagnies respectives ont, effectivement, cheminé sur deux jambes, avec, à la fois, un ancrage territorial fort et un mouvement de tournée nationale. Je crois que c’est cet écart qui devrait présider dans le fonctionnement des CDN : investir les territoires et exporter les oeuvres. En réussissant cela, nos compagnies ont prouvé leur solidité, ce qui, entre nous, est plus important que la notoriété.
Comment vous êtes-vous préparées à travailler avec des équipes que, par définition, vous n’avez pas choisies, ce qui, on l’a vu par le passé, peut occasionner quelques tensions ?
P.D-L. : A la Comédie, l’équipe est à taille humaine, composée de seulement sept personnes, ce qui est tout de suite moins impressionnant. D’emblée, la règle du jeu est claire et connue de tous : les directrices et directeurs ne sont que de passage, alors que les équipes sont pérennes. Grâce à l’aide d’Yves Beaunesne, qui s’est engagé à ce que la passation se déroule le mieux possible, j’ai déjà pu rencontrer l’équipe de la Comédie, avec qui nous avons établi un très bon contact, très tranquille et, en même temps, très franc. De part et d’autre, on s’est avoué qu’on ne se connaissait pas, qu’on ne s’était pas choisi. C’est la première fois qu’ils voient une direction tourner et c’est la première fois que je dirige un CDN. Nous avançons donc ensemble dans cette belle inconnue et je crois que j’ai beaucoup à apprendre d’eux.
J.V. : Comme j’ai été, par le passé, accueillie, co-produite et artiste associée au CDN de Nancy, j’ai aussi choisi, en posant ma candidature à la tête de ce lieu, de travailler avec cette équipe-là. Le fait que le théâtre puisse fonctionner seulement avec cette équipe de permanents, et donc sans nous, rend modeste, plus humble. Je vais, avant tout, faire confiance à leur expérience et apprendre d’eux, tout en essayant de leur communiquer mon désir. Nancy a la particularité d’avoir toujours été dirigé, depuis le début des années 1990, par un enfant du pays, mais, cette fois, ce sera par une femme.
Deux femmes qui remplacent deux hommes, est-ce, pour vous, un symbole, un tournant ?
P.D.-L. : Nous profitons, évidemment, de ce mouvement d’ouverture aux femmes, et c’est extraordinaire. A Poitiers, où la Comédie est basée, la nouvelle maire, Léonore Moncond’huy, est également une femme, tout comme Florence Jardin, la nouvelle présidente du Grand Poitiers. A chaque fois, ce sont des femmes de différentes générations, de différents horizons, ce qui ne peut être que fertile.
J.V. : Je partage tout à fait ce sentiment, même si nous avons hâte que ce ne soit plus étonnant !
Quelles sont les lignes de force de vos projets respectifs ?
J.V. : Il peut se résumer dans la formule « Faire théâtre, faire monde » car le théâtre doit être, selon moi, une caisse de résonance du monde dans sa diversité et sa complexité. En plus d’être un lieu de création et de diffusion, un CDN doit être un lieu de pensée, de réflexion, de retrouvailles et d’ouverture sur le monde. Avec, toujours, ce souci des publics qui m’anime, j’ai l’ambition de mettre en place une itinérance artistique et des créations participatives. Grâce à des auteurs complices, comme Guillaume Cayet, nous allons « travailler sur les bruits du monde », pour reprendre les mots de Dieudonné Niangouna, sans, pour autant, bouder les oeuvres du répertoire quand elles s’adressent à nous. Mon but est aussi de faire du CDN de Nancy un lieu de questionnement sur la relecture de ce répertoire.
P.D.-L. : Ces prochaines années, je veux placer la Comédie Poitou-Charentes sous l’étendard de « la vulnérabilité du monde » car cette dynamique de création peut être magnifique. J’ai aussi misé sur le nombre, l’humain, avec un vivier d’artistes pluriels, comme Baptiste Amann, Delphine Hecquet, Lisa Guez ou le Raoul Collectif, en lien avec de nombreuses disciplines. Je souhaite aussi ouvrir des ateliers d’écriture aux processus différents et faire de la nouvelle génération le lien entre tout, le point de réunion.
Arriver à la tête de lieux fermés est une situation peu banale… Comment l’appréhendez-vous ?
J.V. : La situation est évidemment dramatique, d’autant qu’entre les grands magasins ouverts et les théâtres fermés, il doit bien exister une alternative. Cette période est très difficile et rend l’avenir encore plus incertain que par le passé sur les questions budgétaires, mais elle ouvre aussi la possibilité de reconsidérer notre façon de fonctionner. Je vais mettre ce temps à profit pour rencontrer l’équipe et tenter de transformer cette incertitude en terreau fertile, en berceau, qui sait, d’une utopie.
P.D.-L. : Je partage entièrement cette vision. Je crois que tout ce que nous sommes en train d’apprivoiser contient une promesse de fertilité. Contrairement aux directrices et directeurs déjà en place, nous n’avons pas besoin de déconstruire et de reconstruire, nous allons simplement construire à partir de cette base là. Tout l’enjeu sera de saisir cette vulnérabilité, ce soin, cette réconciliation et, pourquoi pas, de changer nos rapports aux espaces, au temps de travail, aux artistes. Dans le travail avec ces équipes de permanents que, pour l’instant, nous ne connaissons pas, nous aurons, au moins, ce sujet commun, planétaire, qui va nous pousser à mettre en place différentes actions. Plus que jamais, nous avons besoin d’échapper à ce monde de recommandations permanentes, et de ressusciter le désir, l’inattendu. Je crois qu’il y a encore assez de souffle pour préparer, ensemble, la saison suivante.
J.V. : Cette période nous motive aussi à aller encore davantage vers les publics, à rendre concrètement le théâtre là où il peut être. On a un travail urgent à faire là-dessus, pour aboutir à la création d’un lien vivant.
P.D.-L. : Comme le disait le philosophe Georges Canguilhem, « guérir ce n’est pas revenir au même ». Lorsque l’on voit l’envie d’en découdre des nouvelles générations, je crois qu’un simple retour en arrière n’est pas envisageable.
Propos recueillis par Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
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