Génération sceneweb (15/30). Avec sa compagnie La Femme coupée en deux, Tiphaine Raffier écrit et met en scène depuis 2012 des univers à bout de souffle, mais toujours traversés par un espoir. Par une révolte qui promet des jours moins sombres.
Lorsque nous découvrons Tiphaine Raffier en 2017 dans son fief, le Théâtre du Nord où elle a été formée et dont elle fait partie du collectif d’auteurs et d’artistes depuis 2016, son univers nous emporte. France-fantôme est seulement sa troisième création, et déjà l’auteure, metteure en scène et comédienne y développe un langage singulier et complexe : s’emparant d’un genre peu exploré au théâtre, la science-fiction, elle imagine une France au temps de la « neuvième révolution scopique ». Une France dystopique au sens où l’entend Ray Bradbury, un des rares auteurs du genre à s’être penché sur la question de la scène avec Théâtre pour demain… et après (Denoël, 1973), recueil de trois pièces où il affirme en préface que « dans une pièce de science-fiction, plus vous vous obstinez à essayer de créer le monde de demain, plus vous courez vers l’échec ». Les lendemains de Tiphaine Raffier sont faits, dit-elle, de « boutons de flippers ». Parmi les nombreuses questions qu’ils posent, celle de « la puissance des discours, de leur séduction » est particulièrement aigue.
Un théâtre d’idées fixes
En mars-avril 2020, nous aurions dû pouvoir pénétrer plus avant dans le monde dystopique de Tiphaine Raffier au Théâtre de l’Odéon. En plus de sa nouvelle pièce, La Réponse des Hommes, qui devait être créé cet été au Festival d’Avignon (et qui verra enfin le jour cette semaine au Théâtre du Nord à Lille), devaient y être présentés ses deux premiers spectacles La Chanson (2012) et Dans le nom (2014), qui ont à l’époque assez peu tourné. On aura sans doute l’occasion de les voir ailleurs, plus tard : « je souhaite que le répertoire de ma compagnie puisse exister sur la durée. Mon rêve est d’avoir toujours une pièce sur la route, et de jouer dans le réseau le plus large possible », nous confie l’artiste qui, de spectacle en spectacle, creuse les mêmes obsessions. Les mêmes « idées fixes », qui s’expriment à travers une série d’écarts : « entre ce que l’on entend et ce que l’on voit, entre l’image et l’écrit, entre le visible et l’invisible, la matérialité du plateau et l’imaginaire du spectateur ».
Avec le recul, Tiphaine réalise que dès La Chanson, né d’une proposition du Théâtre du Nord pour le festival Prémices, alors qu’elle se consacre au jeu auprès de Julien Gosselin – elle jouera dans toutes ses créations jusqu’à 2666 en 2016 – ou encore Laurent Hatat, elle « incarne sur scène des idéologies très diverses, opposées aux siennes ». « Je crois que lorsque j’écris, je passe mon temps à me mettre dans le corps et la tête d’autres », complète-t-elle. Située dans sa ville natale, Le Val d’Europe, cette pièce place comme les suivantes ses protagonistes dans un système clos. Pauline veut s’en échapper grâce à l’art, en écrivant ses propres chansons à partir de matériaux anti-poétiques : des notices d’utilisation. Dans « une terre d’élevage à la fois archaïque et ultra-contemporaine », les personnages de Dans le nom sont eux aussi écartelés entre leur idéal et une réalité qui s’y oppose. Un système, toujours.
Des genres et des mythes
Tiphaine Raffier entretient donc un rapport étroit avec le cinéma et la littérature de genre. Mais ses références vont bien au-delà des mondes de la SF ou du thriller. « Mes trois pièces sont aussi traversées de grands mythes, parfois christiques : la création, l’Annonciation, la résurrection », explique-t-elle. Plus encore que dans La Chanson et Dans le nom, ils sont centraux dans La Réponse des Hommes, conçue à partir des Œuvres de miséricorde décrites dans L’Évangile de Saint-Matthieu, dont Tiphaine a pris connaissance à travers la série de dix moyen-métrages Le Décalogue qui ont fait accéder le réalisateur Krzysztof Kieślowski à la célébrité. L’ethnographie est aussi une grande source d’inspiration pour Tiphaine : elle y trouve le type d’écart qui l’intéresse. « Se plonger dans une étude ethnographique, c’est regarder un monde que l’on ne connaît pas. Comme un livre de science-fiction, on y relativise nos valeurs ».
Cette pratique de l’écart, du gouffre, l’auteure et metteure en scène l’exerce aussi d’une pièce à l’autre, en se refusant toute zone de confort : « pour avoir envie de me lancer dans une nouvelle création, il faut que je me mette dans une situation de terreur terrible ». Sa méthode est simple : elle se lance dans des sujets dont elle connaît le moins de choses possible, et travaille à chaque fois avec des comédiens différents. Elle déploie alors de vastes « paysages de questionnements », étrangers à toute séduction idéologique. « Je ne sais ni ne veux asséner des vérités, ce qui ne veut pas dire que mon travail n’est pas nourri par des questions politiques tendues ». Par la fiction, Tiphaine Raffier sonde en effet les grandes dérives de l’époque, avec une subtilité qui est malgré tout source d’une certaine joie.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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