Mademoiselle Else, tempête sous un crâne

Photo Pascal Gely

Au Poche-Montparnasse, Nicolas Briançon s’empare de la nouvelle d’Arthur Schnitzler. Seule en scène, Alice Dufour y incarne, avec élégance et retenue, une jeune femme prise en étau, entre loyauté familiale et volonté d’émancipation, carcan social et désirs inavouables.

Mademoiselle Else a 19 ans. Issue de la bourgeoisie viennoise de la fin du XIXe siècle, elle a les préoccupations d’une jeune femme de son âge, de son époque et de son rang. Pleinement consciente de sa beauté dont elle ne cesse de se gargariser, elle occupe ses journées de vacances avec des jeux de séduction adolescents. Jusqu’au jour où une lettre envoyée par sa mère fait voler cette oisive insouciance en éclats. Else apprend que son père, avocat, est menacé par un mandat d’arrêt à cause d’une dette de jeu de 30.000 guldens, et se voit alors confier une mission : demander à M. von Dorsday, qui séjourne justement dans le même hôtel qu’elle, de consentir un prêt à ses parents pour éviter que son père ne finisse en prison. D’abord rétive, la jeune femme s’exécute et s’adresse au vieil homme qui n’a jamais été insensible à ses charmes. Sans barguigner, Dorsday accepte, mais pose une condition : Else doit se montrer nue face à lui.

Troublante, cette nouvelle d’Arthur Schnitzler l’est à bien des égards. Construite comme un soliloque intérieur, elle s’intéresse moins aux actions qu’aux pensées tourmentées de la jeune fille. Acculée par cette double demande, elle se retrouve prise en étau, entre sa dignité de femme et la loyauté familiale, entre le suicide potentiel de son père et le sien, entre le discrédit social et ses désirs inavouables. Car Else – et c’est là l’un des tours de force de Schnitzler – n’est plus tout à fait une oie blanche. Confrontée à la domination masculine qui, par ruse ou par désespoir, veut la transformer en monnaie d’échange sexuelle, elle doit aussi faire face à ses propres tentations, à cet appel du large qui lui ferait quitter les rivages de l’innocence et renoncer à une partie d’elle-même. Ce faisant, ses pensées font irruption aussi vite qu’elles disparaissent, se dérobent aussi violemment qu’elles s’entrechoquent, jusqu’à l’enserrer, la broyer et lui faire perdre la raison.

Pour renforcer encore cette impression de dilemme cornélien qui vire à la torture psychologique, Nicolas Briançon choisit, dans son adaptation, d’allonger la focale, de gommer l’ensemble des personnages présents autour de Else pour ne conserver que la jeune femme. Tout juste se font-ils entendre, parfois, par l’intermédiaire d’une voix off, comme si leur parole venait d’outre-tombe ou de sa propre imagination, comme si tout cela n’était qu’un vilain cauchemar, comme si Mademoiselle Else, peut-être, était déjà morte, ou tout simplement folle. Dans un écrin qui, à la manière d’un hall d’hôtel, mêle simplicité du quotidien et élégance discrète, sa réflexion se construit en même temps qu’elle se délite, tourne en rond en même temps qu’elle avance.

Même si ce seul en scène mériterait sans doute d’être resserré pour gagner en intensité et trouver sa pleine puissance, il profite du jeu tout en retenue d’Alice Dufour. Habilement dirigée par Nicolas Briançon, la comédienne chemine sur un fil et cultive l’ambivalence d’Else, entre séduction et naïveté, folie douce et extra-lucidité. Candide avant d’être tragique, insouciante avant d’être grave, elle se laisse peu à peu ronger et posséder par la cruauté du monde des Hommes. Victime des autres, elle devient aussi son propre bourreau et plonge dans des eaux saumâtres, dans une forêt ténébreuse, dont nul ne sait si elle reviendra.

Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr

Mademoiselle Else
d’Arthur Schnitzler
Adaptation et mise en scène Nicolas Briançon
Avec Alice Dufour et les voix de Anne Charrier, Michel Bompoil, François Vincentelli, Magali Lange et Cecile Fišera
Costumes Michel Dussarat
Vidéo Olivier Simola
Lumières Jean-Pascal Pracht
Son Emeric Renard

Production Théâtre de Poche-Montparnasse
Remerciements à Bastien Forestier

Durée : 1h25

Théâtre de Poche-Montparnasse, Paris
A partir 30 août 2022
Du mardi au samedi 19h, dimanche 15h