Pendant ces deux mois de confinement, nous avons suivi et relaté de nombreuses démarches artistiques, qui ont pour la plupart pris fin le 11 mai. L’expérience ne s’arrête pourtant pas là : inédite, intense, elle se poursuit dans plusieurs cas d’une manière différente. Elle ouvre sur de multiples questions, à méditer seul et collectivement.
Poussés par un sentiment d’urgence, par un désir de penser au mieux la période et ses enjeux, certains artistes n’ont pas attendu pour poser leurs premiers gestes artistiques de confinement. L’acteur de la scène fétiche et queer Otomo de Manuel, le comédien et metteur en scène Olivier Balazuc et les musiciens Arnaud Méthivier et Pierre-Marie Braye-Weppe – PEM et NANO de leurs noms de scène – en font partie. Dès le premier jour de cette période dont on ignorait la durée, le premier a lancé avec sa compagne Sagesse et ses complices Karelle Prugnaud et Tarik Noui ses Chroniques du nouveau monde dont nous parlions ici. Le binôme lançait son Festival des Arts Confinés sur la plateforme web AGORA-OFF (lire notre article ici) conçue par Antoine Méthivier, étudiant en 3ème année de l’École Supérieure d’Art d’Annecy Alpes (ESAAA), tandis qu’Olivier Balazuc postait son premier billet sur son blog Le jour où (presque tout s’arrêta) créé pour l’occasion. « J O », l’intitulait-il simplement.
Jusqu’à J 53 de son nouveau calendrier, ses écrits ont régulièrement nourri nos solitudes de confinés. De même que le feuilleton cyber-punk d’Otomo de Manuel et compagnie, et les œuvres inédites exposées sur la plateforme
qui n’a cessé de s’ouvrir, de muter au gré des idées de ses trois concepteurs et des artistes avec qui ils ont dialogué. Bien que très différentes sur un plan formel, ces trois démarches exigeantes ont en partage une réflexion sur la nécessité de changer les curseurs de la création, de la production et de la diffusion des arts vivants qui nous a particulièrement intéressés. Nous les avons recontactés pour recueillir leur premier bilan après deux mois de création, ainsi que leurs envies et pensées de jeunes déconfinés. Leurs réjouissantes évolutions sont des invitations à penser l’après.
L’essentiel au jour le jour
Pour tous, le temps d’immobilité que nous avons tous traversé a été vécu comme un temps utile. Comme un moment d’affirmation, d’approfondissement de pensées et de pratiques personnelles, autant que d’exploration de sentiers nouveaux. Et toujours, ce fut une quête d’essentiel. Aussi, au sortir de deux mois de mise à nu par l’écriture de son journal en ligne, Olivier Balazuc avoue-t-il ressentir une forme de nostalgie. « Non pas que je vais regretter le confinement, mais il m’a permis de dresser un état des lieux, d’opérer une descente en moi-même que le rythme de nos vies rendait difficile, et aussi d’échanger différemment avec les autres ». Dans une urgence renouvelée chaque jour, il a construit une riche écriture de l’intime, avec ses thèmes et ses personnages récurrents. Dans les livres et les films qui lui sont chers, il a puisé la force qu’il lui fallait pour exprimer avec précision sa pensée sur le théâtre et sur le monde, et pour faire en sorte que s’ancre en lui le bouleversement, la fragilité éprouvée dans la solitude de l’écriture.
De leur côté, Otomo de Manuel et ses trois complices se remettent d’une expérience que le premier décrit comme « aussi joyeuse et passionnante qu’épuisante ». Débutée de manière spontanée, l’aventure a exigé de chacun de ses participants un investissement et une invention quotidienne contrainte par des espaces et un matériel réduit. Or les Warhol et les Almodovar, les deux couples dont les Chroniques du nouveau monde racontent en photo et en dialogues le quotidien confiné, sont largement imprégnés des goûts d’Otomo de Manuel pour le fétichisme, pour une forme de baroque qui autorise tous les mélanges. « Ça n’a pas toujours été facile, nous avons traversé des crises, notre imagination a parfois été au bord de l’épuisement, mais nous sentions tous l’importance de ce qui était en train de se créer. Pour ma part, ce qui m’a aidé à tenir, c’est le fait de revenir à l’essence de mon métier comme cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. En se levant le matin pour construire des objets à partager immédiatement, on ressent un plaisir qui est souvent contraint par des impératifs de production ».
Artistes au service du public
La continuité artistique assurée par de nombreux artistes en confinement est souvent liée à une conscience du public qui a suivi leur travail de manière assidue. Ainsi qu’à une notion de service public, dont témoigne avec force la lettre adressée le 5 avril au ministre de la Culture par les trois fondateurs de la plateforme AGORA-OFF. « Convaincus que la culture participe à la bonne santé et au bon équilibre d’une nation, et présentement, à l’urgence sanitaire de la France, nous demandons par la présente, un soutien financier et une reconnaissance officielle de la part de l’État français, au même titre que les centres culturels que l’État soutien ordinairement », y lit-on. Elle est restée sans réponse. Ce qui, pour Pierre-Marie Braye-Weppe, témoigne d’une « fracture entre culture et politique propre au XXIème siècle, qui n’était jusque-là que peu questionnée ». C’est l’un des points qu’il traitera avec Arnaud et Antoine Méthivier à l’Université de Bordeaux à la rentrée, afin d’initier un grand essai sur la culture de notre siècle.
« Ce confinement a suscité de nombreuses questions. Qui peut créer aujourd’hui ? Comment casser un marché qui étouffe la création ? Il faut profiter de cet été sans grands festivals pour poser ensemble ces interrogations, et commencer à imaginer des réponses », dit le co-fondateur du Festival des Arts Confinés. Un avis partagé par Olivier Balazuc, qui est déjà revenu dans ses textes sur ce qui lui a fait choisir comme parcours de vie le théâtre : « sa mission de service public, telle que l’a définie Jean Vilar ». « Dans son ‘’Manifeste de Suresnes’’, écrit cette année-là – alors qu’il mettait en place des représentations décentralisées pour les ouvriers des usines Renault – il revendiquait son action comme un bien de « première nécessité », au même titre que « le gaz, l’eau et l’électricité », rappelle-t-il à J+41+41+43 de son introspection partagée. Avant de souligner la distance qui sépare cet idéal de notre temps où « l’artiste est devenu un prestataire de ‘’l’animation culturelle’’ ». Le journal, pour Olivier Balazuc, est déjà engagement.
Des lendemains qui engagent
Les gestes posés en confinement se poursuivent. Pour Olivier Balazuc, il y a « une utopie concrète à mener par le théâtre et au-delà, pour remettre l’humain comme étalon or de nos sociétés. La convergence des luttes qu’on observe ces jours-ci m’offre un grand espoir. Nous n’en finissions pas de dénoncer le dévoiement de notre système culturel, qui est exactement à l’image de son pendant économique et politique. La crise a mis en avant ces failles, et leurs liens entre elles. Il faut remettre l’art au centre de nos métiers, dénaturés par des impératifs de production et de diffusion ». Du côté d’Otomo de Manuel, de Sagesse, Karelle Prugnaud et Tarik Noui, l’avenir prendra quant à lui la forme d’un livre d’artiste en deux coffrets : l’un pour les Warhol, l’autre pour les Almodovar. « Et si un autre confinement nous est imposé, Sagesse et moi sommes prêts à poursuivre nos Chroniques. Au cas où, nous préparons déjà nos accessoires ! », annonce Otomo.
Quant à la plateforme AGORA-OFF, elle s’est comme initialement prévu fermée le jour du déconfinement. Et AGORA-ON est née ! Elle est, lit-on sur le site internet, « dédiée à la création de tous les confinés temporaires ou permanents (en maisons d’arrêt, prisons, camps d’internements, d’immigrations ou de réfugiés, en centre de rétention administrative, en hôpitaux à moyen ou long séjour, hôpitaux psychiatriques, EHPAD) et tous les créateurs isolés, reclus, coupés du monde… ». Une œuvre d’André Robillard, figure de l’art brut interné en hôpital psychiatrique depuis l’âge de 60 ans, a déjà exposée dans le cadre du Festival des Arts Confinés. Et Daniel Van de Velde, qui séjourne régulièrement en hôpital psychiatrique, était accueilli dans la « Villa Création » d’AGORA-OFF. L’équipe cherche aussi à ce jour à s’associer avec des lieux qui pourront faire vivre le travail réalisé pendant deux mois de confinement, qui constitue selon Pierre-Marie Braye-Weppe un « patrimoine du futur ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !