Thomas Jolly a annoncé début novembre qu’il allait mettre en scène en 2020 une nouvelle version de l’opéra rock Starmania de Luc Plamondon et Michel Berger, quarante ans après sa création. Un projet qui a démarré avant sa nomination au CDN Le Quai à Angers dont il prend la direction le 1er janvier 2020 en succédant à Frédéric Bélier-Garcia. Pourquoi s’est-t-il lancé dans cette aventure ? Quel projet souhaite-t-il pour le Quai à Angers ? Thomas Jolly a accepté de livrer ses réflexions sur tous ces sujets, et sur les rapports entre le théâtre public et le théâtre privé.
Comment est né ce projet ? Pourquoi vous êtes-vous lancé dans cette production ?
C’est d’abord un souhait de France Gall et de Luc Plamondon. Thierry Suc, le producteur a reçu la confiance de France Gall avant son décès pour remonter Starmania. J’ai été contacté par Thierry Suc au printemps dernier pour rencontrer les ayants-droits qui souhaitaient me confier la mise en scène. Je n’osais y croire : c’est pour moi le type de projet que je n’attends pas, qui me semble inaccessible. Considérant que jamais je n’en serai, je préfère ne même pas y songer… Comme ce fut le cas pour l’Opéra de Paris ou la Cour d’honneur du Festival d’Avignon. C’est le genre de propositions qui opèrent comme des marqueurs dans un parcours. J’ai accepté le projet pour des raisons artistiques évidentes : Starmania est une œuvre majeure, tant musicalement que dans les sujets qu’elle déploie. Berger et Plamondon ont été visionnaires : beaucoup de ce qui est raconté dans Starmania en 78 s’est produit depuis.
Vous êtes-vous posé des questions sur la compatibilité avec nouveau poste de directeur de CDN et ce projet avec des acteurs privés ?
La seule incompatibilité, à mes yeux, était celle de l’agenda. Je rappelle que j’ai été nommé le 20 septembre 2019 pour une prise de poste le 2 Janvier 2020. Il est quelque part rassurant que ma vie professionnelle ne soit pas vierge de tous projets au moment de ma nomination… pour qu’une direction arrive sans autre activité en cours, il faut alors revoir les temporalités de nomination. Lors de mon oral pour Angers, j’ai prévenu que j’étais d’ores et déjà lancé dans Starmania et que je n’y renoncerai pas. Le jury m’a sélectionné en toute connaissance de cause. Par ailleurs, la sédentarité du directeur doit se concilier avec le nomadisme de l’artiste. Je me répète : je crois qu’un directeur de CDN à l’œuvre sur des projets extérieurs est vertueux pour le CDN. Comme pour chaque projet, je me suis assuré de pouvoir m’engager pleinement dans chacun d’eux, et d’assurer la continuité des autres projets en cours : tournée du jardin de silence, reprise d’arlequin poli par l’amour, de Macbeth Underworld, de Fantasio… Au fil des années j’ai appris à organiser mon temps et à évaluer et développer ma capacité de travail. Je peux aussi m’appuyer sur de solides collaborateurs. Une fois nommé, j’ai immédiatement lancé le travail de transmission avec l’actuelle direction du Quai : Frédéric Belier Garcia et moi travaillons en grande intelligence pour cette passation.
Le Quai d’Angers entrera-t-il dans la production de Starmania ?
Non. Il n’en a jamais été question. Et il n’en sera jamais question. Le CDN d’Angers et cette production sont financièrement hermétiques.
Serez-vous payé parallèlement à votre salaire de directeur de CDN pour cette mise en scène de Starmania ?
Oui. Comme pour toute mon activité d’acteur ou de metteur en scène en dehors du CDN : mise en scène d’opéras, participation en tant qu’acteur à des films ou des spectacles, commande d’écriture etc… Comme beaucoup de directeur.trice.s de CDN je suis amené à travailler dans d’autres institutions, d’autres cadres… Ces activités extérieures sont courantes : le cahier des missions et des charges des Centres Dramatiques Nationaux prévoit cela ainsi que les modalités de rémunérations. Le Ministère de la Culture fait la distinction entre les activités administratives du directeur et les activités artistiques du créateur et exige une transparence totale sur les rémunérations du directeur.
En cas d’activité rémunérée extérieure au CDN, je renonce à une partie de mon salaire sur la période. Cette part de mon salaire génère donc une économie pour le CDN : c’est une autre façon de répondre à mon obligation de partage de l’outil : non seulement je ne m’accapare pas les plateaux et les moyens de production, mais, en plus, mon « absence » physique au CDN (car je reste directeur en permanence) génère une économie permettant, par exemple, d’abonder le budget de production du spectacle d’une consœur ou d’un confrère. Mais si l’activité extérieure d’un directeur de CDN est courante elle est aussi souhaitable. Je considère que la porosité artistique est vertueuse : c’est aussi en répondant à des commandes extérieures d’opéras, en proposant le court programme sur le théâtre à France Télévisions, en travaillant à l’écriture d’un scénario de série, en collaborant avec des artistes de « musiques actuelles » que je me suis construit artistiquement et que j’ai pu à ce point développer le projet global de ma compagnie.
Élargissement du réseau professionnel, déploiement artistique sur le plateau, croisement des disciplines et des pratiques artistiques, montage d’actions d’éducation artistiques d’envergure, partenariats innovants entre les institutions, retombées médiatiques, décloisonnement des publics … Il y a beaucoup de vertus à sortir des cadres institués, et à développer ce que j’appelle « la créativité des interstices » : ma direction au CDN d’Angers s’inscrira dans cette dynamique.
Je souhaite évoquer un exemple : c’est en travaillant à l’Opéra-Comique sur Fantasio, une commande qui m’a été passée en dehors de la compagnie, que j’ai découvert la maîtrise populaire de l’Opéra Comique et que j’ai eu la volonté d’intégrer un chœur d’enfants à Thyeste : A ce titre, l’Opéra-Comique est devenu co-producteur d’un spectacle qui, pourtant n’aura pas joué à l’Opéra-Comique, enclenchant un partenariat avec la maîtrise d’Avignon ainsi qu’un travail d’actions artistiques et culturelles avec les deux groupes d’enfants et déclenchant un mécénat de la Fondation SNCF. Au final, 50 enfants parisiens et avignonnais ont participé à la création de Thyeste sur le plateau de la Cour d’Honneur et interprétés une composition originale de Clément Mirguet, la mission d’essaimage de l’Opéra-Comique a pu s’étendre, la Fondation SNCF a financé une action entrant dans le cadre de ses objectifs, j’ai pu concrétiser sur scène ce « chœur de l’humanité toute entière » voulu par Sénèque et le donner à voir et à entendre aux spectateurs du Festival d’Avignon. Je n’aurai pas initié ces partenariats innovants si je n’étais pas sorti du cadre de ma compagnie.
Quel sera le montant ?
C’est la même proportion salariale qu’une commande d’opéra.
La vieille antienne d’une culture savante et d’une culture populaire m’exaspère
Fimalac Entertainment, le producteur du spectacle, compte huit maisons de production, gère 35 salles, dont 13 type Zénith, et des théâtres comme Marigny et la Salle Pleyel pour un chiffre d’affaires de 280 millions avec 1.300 salariés. C’est une véritable industrie du spectacle, avec une stratégie industrielle de développement de son activité. Ses objectifs et sa philosophie sont bien différentes, voire opposés à ceux du théâtre public. Partagez-vous ce point de vue ? Cela vous pose-t-il un problème ? Quelle cohérence construisez-vous entre votre activité au sein du théâtre public et cette aventure ?
Je dis souvent que je suis un enfant du théâtre public. L’artiste que je suis devenu, mais aussi la personne que je suis en sont le fruit. Ma première motivation à diriger un centre dramatique était de « rendre » ce à quoi j’avais eu droit, comme enfant d’une famille modeste qui a grandit en milieu rural… Je défends et défendrai donc ce modèle de théâtre public comme je l’ai fait jusqu’à présent avec l’implication de ma compagnie sur le territoire normand et les différentes créations pensées pour toutes les tailles de plateaux afin de m’adresser au plus grand nombre. Mon parcours est imbriqué à une politique culturelle ambitieuse : je suis né dans les années 80, au moment d’un réel élan politique pour la culture… qu’en est-il aujourd’hui ? Fimalac développe une stratégie qui posent plusieurs questions, notamment la diversification de ses champs d’activités (billetterie, salles, boites de production etc…). Fimalac aura-t-il le monopole du spectacle vivant en France en 2050 ? Ce n’est pas souhaitable. D’ailleurs, concernant le domaine culturel, tout monopole serait très dangereux… En face, malgré un incroyable réseau de salles et des budgets importants consacrés à la création, nous ne percevons pas, et depuis plusieurs années, une réelle ambition politique pour la culture, et ce quelque soit la couleur des gouvernements successifs. Là est la véritable question à se poser : d’où vient ce désintérêt ? Ce manque de vision ? Le théâtre privé existe depuis longtemps mais force est de constater qu’il se développe aujourd’hui, entre autres, dans les failles laissées par ce manque de vision politique de la culture. Fimalac fait désormais partie du paysage… Ma génération est donc celle qui aura en charge non seulement de maintenir et fortifier le théâtre public tout en composant avec des acteurs puissants comme Fimalac. Et c’est exactement mon ambition : Un projet comme Starmania ne peut pas être porté par le théâtre public, en tous cas pas avec la même envergure. Les comédies musicales sont donc produites par le privé qui plaquent sur ces spectacles un modèle de production plus proche de la filière musicale que de la filière spectacle vivant. Je parle là d’un modèle économique qui rend le projet viable. Pour créer Starmania, je réponds donc à une proposition émanant du privé. A l’inverse, le privé est incapable de porter Henry VI : j’ai pourtant été approché plusieurs fois mais leur modèle économique ne tient pas face à cette production hors-normes. C’est à cet endroit que le théâtre public se distingue et reste une chance pour la création, le risque, le rare, l’incongru, l’inclassable, l’écart.
Au final, en tant que metteur en scène j’aurai monté Henry VI et Starmania, et le public peut accéder à ces deux œuvres par la co-existence des deux systèmes.
Opposer les modèles de théâtre public et de théâtre privé, est infécond. Il faut avoir conscience des différences et c’est justement en ne les niant pas que se trouve la logique de s’appuyer sur l’un ou sur l’autre. Je ne souhaite pas voir appliquer le modèle économique de ces entreprises au théâtre public et je pense que la réciproque est vraie. Le dénominateur commun reste le théâtre, la création et l’assurance de ma totale liberté d’artiste. À ce jour les producteurs de Starmania me la garantissent, autant que les partenaires publics concernant le Quai.
La croissance de Fimalac Entertainment passe notamment par la prise en charge de délégations de service public de salles municipales, que pensez-vous de ce phénomène de délégations ?
Le manque d’ambition, de vision politique pour la culture, dont je parle plus haut, est subit et/ou entraîne l’érosion des financements publics pour la culture. Je trouve cela très inquiétant et assez décourageant parce que, nous, artistes, nous sommes toujours investis par le même engagement, présents au travail sur les territoires et mus par les mêmes convictions… Et à nouveau le privé vient se loger dans les failles du public dans le cadre de ces « délégations ». Les missions d’intérêt général sont préservées parce que c’est un contrat de droit public très encadré, mais j’avoue une inquiétude et une tristesse de vivre le délitement d’une politique culturelle pourtant unique au monde, pensée pour réconcilier, réparer un pays meurtri au lendemain de la guerre. Aujourd’hui la culture agît à un autre endroit, elle est une réponse aux divisions et heurts que le pays rencontre : c’est normalement une responsabilité politique des pouvoirs publics que de veiller au maintien du vivre-ensemble.. et cela passe, d’après moi, beaucoup par la Culture.
La reprise de Starmania aurait-elle pu se faire dans le circuit du théâtre public ?
Après le succès de Starmania en 88, François Mitterrand a reçu Michel Berger et Luc Plamondon : il souhaitait leur commander une œuvre nouvelle pour l’ouverture de l’Opéra Bastille. Je trouve, personnellement, l’idée brillante. Elle aurait été un marqueur politique fort et aurait certainement contribué au décloisonnement des arts et des institutions et donc des publics. La vieille antienne d’une culture savante et d’une culture populaire m’exaspère… et ma génération n’a clairement pas grandi avec cette idée, ce qui ne m’empêche pas de savoir reconnaître la valeur artistique et intellectuelle d’une œuvre. Internet a déhiérarchisé les objets culturels et nous sommes une génération bien plus tolérante. Moins méprisante. Et donc certainement plus créative. Et tant pis pour les vieux chiens de garde et les vieilles pies-grièches qui ne prennent pas le train d’un monde en mouvement et donc d’une culture qui doit évoluer. C’est aussi le grand bouleversement posé par les droits culturels… La philosophie culturelle de Malraux est révolue. C’est ce qui a grincé autour de ma mise en scène de Richard III, c’est le signe qui a été envoyé avec les Indes Galantes récemment à l’Opéra Bastille… et depuis une dizaine d’années les artistes dits – et je déteste ces qualificatifs – « savants » collaborent avec des artistes dits « populaires ». Et je trouve ça passionnant. Moi ça me plait de savoir que Bob Wilson travaille avec Lady Gaga. Que Damien Jallet travaille actuellement avec Madonna… Eddy de Pretto m’a approché pour la mise en scène d’un de ses concerts, malheureusement ça n’a pas pu se faire, mais j’ai adoré développer ce projet. François Mitterand était peut-être trop en avance… et puisque vous me posez la question, oui, j’avais abordé le projet de remonter Starmania avec la précédente direction de… l’Odéon.
Connaissez-vous Marc Ladreit de Lacharrière, directeur de Fimalac ? Qu’en pensez-vous ?
Je le connais par ce que j’en ai lu dans les médias mais je ne l’ai pas rencontré personnellement. Sur la question culturelle, je suis sensible au projet qu’il défend avec sa fondation « Culture et diversité » permettant un accès aux études artistiques à de jeunes gens … idem pour la rénovation du patrimoine culturel parisien : Pleyel, Marigny… ces lieux mythiques étaient voués à mourir.
Le service public est incapable de porter le succès populaire d’un spectacle
Les producteurs privés réclament régulièrement de voir leurs œuvres davantage diffusées dans les théâtres publics. Quelle est votre position sur le sujet ? Quelle politique comptez-vous suivre de ce point de vue au CDN d’Angers ?
Défenseur du théâtre public, ma priorité ira toujours aux spectacles créés dans ce cadre et je souhaite faire du Quai un outil de production performant, ce que se doit d’être tout CDN.
Mais regardons précisément ce qui se passe déjà, et depuis longtemps dans les programmations des scènes publiques : de plus en plus de spectacles de théâtre dits publics sont produits par des « boites de production » de droit privé. Ce qui n’a jamais été le cas d’aucuns de mes spectacles, puisque j’ai privilégié la création de 3 postes, en CDI, à temps plein, au sein de ma compagnie pour en faire, justement, un outil de production indépendant. Quant à la diffusion des « musiques actuelles » dans le réseau de salles labelisées, la production de ces concerts par des sociétés privées est l’écrasante majorité. Au Quai, comme ailleurs, beaucoup de productions « privées » sont déjà sur les scènes… C’est déjà une réalité : privé et public co-existent sur les scènes du réseau public, depuis longtemps. Faut-il davantage encadrer cette mitoyenneté dans les programmations des scènes labellisées ? Je le crois. Pour ma part, et suivant la posture que j’avais déjà en compagnie, je serai davantage attentif aux propositions émanant de compagnies indépendantes.
Enfin, vous le savez, le diable se loge dans les détails : le billet que vous retirez au guichet du Quai, d’où vient-il ? D’un logiciel, qui s’appelle Digitick, qui est le logiciel adopté par de très nombreuses institutions publiques et qui est la propriété de … Vivendi.
Vous avez déjà présenté des spectacles à La Scala, comptez-vous continuer à travailler durablement à la fois dans le privé et dans le public ?
Encore une histoire d’écueils… Arlequin poli par l’amour a joué à la Scala en octobre 2018, j’ai créé ce spectacle en 2006. En 12 ans (alors que le spectacle n’a jamais cessé d’être joué partout en France et à l’étranger) aucun théâtre parisien n’a sollicité le spectacle. Chaque direction a sa ligne de programmation propre que je ne remets pas en question. Mais une exposition parisienne est importante pour une compagnie indépendante comme la mienne. Il faut aussi entendre deux choses : un artiste a ENVIE de jouer son spectacle le plus possible et un directeur de Compagnie a BESOIN de jouer ses spectacles, pour l’emploi des acteurs mais aussi pour générer des ressources propres, exigence maintes fois répétée par les pouvoirs publics. La Piccola Familia a obtenu du ministère le Label de Compagnie Nationale : en région, nous avons toujours énormément tourné mais à Paris… L’exposition parisienne est importante pour une compagnie : Richard III a joué 6 semaines dans un Odéon plein et aussi rajeuni, mais Thyeste, créé à la cour d’honneur, a joué 5 fois à Paris. Henry VI a été programmé 6 fois et donc vu par…2400 spectateurs parisiens. Je ne peux pas obliger les directeur.trice.s d’institutions théâtrales de Paris (ou d’ailleurs) à programmer mes spectacles… comme je ne choisis pas le nombre de représentations. Et je sais avoir la chance que mes spectacles tournent beaucoup… mais c’est un fait : pour ma compagnie, jouer à Paris n’est pas évident. Aussi, quand un théâtre parisien, certes privé me propose une exposition de 4 semaines, pour des raisons artistiques, financières mais aussi d’élargissement des publics (qui est une des missions de service public que la compagnie doit endosser) je me vois mal refuser. J’ai rencontré le même problème en Normandie, région où la compagnie est pourtant implantée, où les acteurs, les actrices et moi-même vivons : peu de lieux programmaient mes spectacles. Et pourtant, l’une des missions de la compagnie est d’irriguer le territoire normand avec ses créations. C’est même l’une des conditions d’attribution des subventions qu’elle reçoit. Lors du bilan avec les partenaires publics s’étonnant du peu de dates sur le territoire normand, je ne peux que mettre à jour une impossibilité à remplir ma mission de service public et un défaut de compatibilité entre les missions des lieux du territoire et celles de ma compagnie. Le service public lui-même n’est pas optimisé. Et le privé vient palier, se place, de fait, en régulateur. La Comédie Française va jouer à Marigny… et au Théâtre Libre, Joël Pommerat reprend ses spectacles au Théâtre de La Porte Saint-Martin, Macha Makeïeff a joué les femmes savantes à la Scala… les exemples sont très nombreux. Pour ma part, si mon prochain spectacle est sollicité de concert par un théâtre public et un théâtre privé, il va de soi que je choisirais de jouer dans un théâtre public.
Mais votre question soulève une vraie réflexion à mener : celle du succès populaire.
Le théâtre privé à une vertu : le temps d’exposition des spectacles qui est une condition du modèle économique mais permet l’adresse à un public large. Malheureusement cela s’établit uniquement quand « ça marche ». Mais c’est déjà ça… Dans le secteur public que fait-on des spectacles qui « marchent » ? Pas uniquement pour faire du chiffre et de la billetterie, mais aussi pour permettre le dépôt du travail et l’inscrire dans le temps , pour exposer longuement le travail d’un artiste et enfin pour permettre l’accès à une œuvre au plus grand nombre ? La notion de « répertoire » n’est-elle pas vertueuse ? « Les damnés », créé en 2016 à la Cour d’honneur par la Comédie Française, vient seulement d’être retiré de l’affiche, et je trouve cela formidable. Je peux parler d’Henry VI, de Richard III, qui tous deux ont été stoppés brutalement alors qu’ils rencontraient partout un enthousiasme du public, mais prenons comme exemple Thyeste. Après une tournée de 8 mois le spectacle comptabilise 90000 spectateurs. Est-ce suffisant ? A mes yeux : Non. Au regard de l’argent public investi dans la production : non plus. Pourtant, et malgré son sujet antique, le spectacle « marche » : il a été complet en quelques heures à l’ouverture des billetteries, les salles se sont levées à chaque saluts et je parierais volontiers que nous aurions pu doubler le nombre de représentations dans chaque ville où nous sommes passés…
Concernant le succès populaire d’un spectacle, le service public est incapable de le porter. Il l’appelle pourtant de ses vœux avec son injonction de « s’adresser au plus grand nombre »… mais il n’est pas optimisé pour « le plus grand nombre ».
Je me suis réjouis de voir la reprise de Saïgon de Caroline Guiela N’Guyen – immense succès populaire – pendant quelques semaines à l’Odéon, deux saisons de suite. Dans le même temps, Joel Pommerat reprenait « Ça ira », chef d’œuvre populaire, 4 mois au théâtre de la Porte Saint-Martin… 4 mois ! Quelle chance ! Pour le spectacle, pour les artistes, pour le public…
Évidemment l’Odéon ne peut pas garder 4 mois à l’affiche un même spectacle, dans ses obligations de partage de l’outil etc… mais que font les institutions publiques de leurs « succès populaires » ? Rien. Elles les arrêtent en plein vol. Ça a été le cas d’Henry VI, de Richard III, de Thyeste… et ça m’abîme beaucoup en tant qu’artiste, car en plus des deuils à faire de spectacles dont on sait que leur vies sont écourtées, nous sommes exhortés à en créer, sans cesse, de nouveaux. Et nous ne sommes pas des machines à mettre en scène des succès, à être dans le coup d’éclat permanent, et le jour où le spectacle est moins bon, presse et professionnels après avoir léchés, lynchent et lâchent : le service public peut aussi être brutal, loin des valeurs dont pourtant il s’enorgueillit. De plus, stopper un spectacle qui, pourtant, rencontre un enthousiasme populaire, c’est le priver de visibilité pour un potentiel public… et finir par faire un art « de niches », malgré les discours, les éditos, les cahiers des charges … Ce que je refuse catégoriquement.
Je veux absolument relancer la réflexion sur le succès populaire et y répondre au CDN d’Angers en tirant 3 fils complémentaires : en instituant des séries longues de représentations, en déployant autour des créations tout un paysage d’actions et en revenant à la pratique du répertoire. Cette « récupération » par le privé de spectacles produits dans le public devrait interroger le service public lui-même, le stimuler, et le faire bouger ! Quant au privé, Fimalac s’en est-il mis plein les poches avec cette reprise de « ça ira » ? Les fantasmes vont bon train, mais ce n’est pas si simple et si basique : Le spectacle a été joué à perte, exactement comme dans le théâtre public…
Le seul risque à venir, c’est que le théâtre soit à nouveau désirable
Pensez-vous prendre un risque politique avec cette aventure ? Est-ce parce qu’avec ce geste vous estimez modifier la donne dans les rapports entre théâtre privé et théâtre public ?
De quel risque parle-t-on ? Vous semblez vouloir faire de Starmania le projet emblématique de l’ouverture d’une nouvelle ère mêlant le privé et le public. Il n’en est rien. Encore une fois, il n’y a pas un euro d’argent public injecté dans Starmania. Et je rappelle que dans le cas du Quai à Angers, la structuration en EPCC implique une grande transparence à l’égard du Conseil d’administration.
Opposer public et privé est un débat démodé… Les dresser en frères ennemis ne mène nulle part. Cela fait des lustres qu’ils sont poreux… tant d’artistes sont allés de l’un à l’autre et depuis des décennies… Dans beaucoup de domaines, mais si nous restons dans celui de la comédie musicale, Planchon, directeur du TNP, était le metteur en scène d’origine pour Lily Passion, la comédie musicale de Luc Plamondon avec Barbara et Depardieu. C’est Jérôme Savary, directeur de CDN puis de théâtres Nationaux qui a signé la mise en scène de la légende de Jimmy, autre comédie musicale de Plamondon / Berger… Si je réalisais un film, si j’enregistrais un album, me poseriez-vous ces mêmes questions ?
Christophe Honoré réalise des films ET fait des spectacles dans le théâtre public. Sidi Larbi Cherkaoui est chorégraphe pour Beyoncé, Starmania ET dirige le ballet d’Anvers, Ivo Van Hove travaille à Broadway ET joue ses spectacles à l’Odéon (d’ailleurs répétés dans un théâtre à Amsterdam qui a le nom… d’une banque. Serions nous prêts à cela en France ? )… Et après ? Quels risques prennent-ils ? J’ose croire que les spectateurs des films de Christophe Honoré se ruent à l’Odéon pour découvrir son travail théâtral. J’ose croire que les fans de Beyoncé vont s’intéresser au Ballet d’Anvers, que les fans de David Bowie, sujet de la comédie musicale montée par Ivo Van Hove, vont venir découvrir son travail sur Euripide…
Et j’espère que les très nombreux spectateur.trice.s de Starmania qui découvriront mon travail auront alors la curiosité de pousser la porte du Quai à Angers pour voir d’autres créations tout comme j’espère que celles et ceux qui aiment mon travail et ne connaissent pas cette œuvre majeure de la comédie musicale seront curieux de venir découvrir celle-ci.
Le seul risque qui puisse advenir c’est que les publics se décloisonnent et que le goût pour le spectacle vivant (justement dans le service public) soit avivé. Le seul risque à venir c’est que le théâtre soit à nouveau désirable… Cette finalité, c’est le sens de mon action d’artiste depuis 15 ans, et ce qui est écrit noir sur blanc dans les conventions d’attribution des subventions, ou même dans le cahier des charges des CDN : « s’adresser au public le plus large possible ». Starmania, par ricochet, y contribuera. Quel est donc le risque
Parlons clairement : le risque est antérieur à ma génération. Après le formidable élan des années 80 en matière de politique culturelle, là, oui, il y avait un risque : celui de voir s’éssouffler cet elan, et … c’est exactement ce qui s’est passé. Alors maintenant, il faut faire avec. En travaillant sur Starmania, pardonnez-moi, je ne modifie pas le paysage culturel français… Je ne fais qu’en hériter.
Propos recueillis par Eric Demey – www.sceneweb.fr
Super ITV. Cohérente, intelligente. Merci