Au Théâtre de la Colline, le metteur en scène s’empare de la toute dernière pièce du Prix Nobel de Littérature. Grâce à une lecture minutieuse et à la performance de Pierre-François Garel et de Gilles Privat, il sublime sa richesse intellectuelle inouïe et sa poétique aussi hallucinée que fascinante.
Et au milieu passe une route. Une route « où jamais dans la vie une armée n’est passée, ni une vaincue, ni une victorieuse », « où jamais n’a flotté un drapeau excepté celui du ciel bleu, des nuages, de la neige », prévient Peter Handke, avant de poursuivre : « Aucun photographe de mode n’a fait des photos avec des mannequins, ici. Pas de rallyes de voitures oldtimers. Aucun politicien local n’a ici distribué ses tracts, aucun homme politique mondial n’a atterri en hélicoptère, aucun pape n’a ici baisé les restes de l’asphalte. Aucune chaîne humaine, ici, ni d’une façon ni d’une autre. Aucun poète ne se promène ici pour un film de télévision. Pas de festival, ni in, ni off. Aucun démographe ne s’est perdu ici. Pas de flûtes des Andes, pas de femmes bulgares, pas de polyphonies corses, aucune chorale de chants grégoriens venant des Monastères de Guadalupe, Montserrat ou Heiligenkreuz. » Et pourtant, cette route, aussi quelconque soit-elle, va être l’objet, le temps de quatre saisons, d’une confrontation aussi homérique que chimérique entre Moi et les Innocents, avec l’Inconnue pour noble arbitre, placée bien au-dessus de la mêlée.
Pris dans un rêve éveillé, Moi est un homme du présent, tantôt narrateur, tantôt auteur dramatique. Un peu bourru, mais pas méchant, il vit dans un abri de fortune le long de cette départementale qui ne voit, depuis longtemps, plus aucune voiture passer. Ce bord de route est devenu son refuge, son îlot déserté, d’où il peut savourer l’arrivée du printemps. Quand soudain, débarque, en même temps que l’été, une troupe d’Innocents. Emmenés par un chef de tribu, ils sont prêts à donner l’assaut pour mettre fin à la solitude de cette route et à l’omnipotence du maître des lieux. Hyper-connectés et immortels, hyper-cultivés et bienveillants, ces « hommes nouveaux » ne sont animés d’aucunes mauvaises intentions, mais vont provoquer, par leur simple présence, l’ire de Moi qui va utiliser les mots comme armes d’opposition massive.
Pour orchestrer cette confrontation, Peter Handke a fait le choix du raz-de-marée langagier. Bien avant d’être un texte dramatique, Les Innocents, Moi et l’Inconnue au bord de la route départementale est une longue oeuvre poétique et humaniste, où les sonorités – préservées par la traduction d’Handke lui-même – sont tout aussi importantes que le sens premier. Intensément référencée – y compris autoréférencée –, d’une richesse sémantique, conceptuelle et intellectuelle inouïe, cette joute par la bande, qui préfère les monologues aux dialogues, en vient presque à faire regretter de ne pas pouvoir s’arrêter sur chaque phrase pour en saisir toutes les subtilités et en récolter toute la puissance. Il faut alors accepter de se laisser porter et captiver par ce flot halluciné et fascinant, sans nécessairement en comprendre les moindres ressorts.
Sans maîtrise, une telle charge verbale, savamment hypertrophiée, aurait pu tourner à l’indigestion logorrhéique et occasionner une sortie de route. Grâce au talent d’Alain Françon, il n’en est rien. Habitué aux dramaturges retors, y compris Peter Handke dont il avait monté Toujours la tempête en 2015 au Théâtre de l’Odéon, le metteur en scène se met aux commandes du texte et le gratifie d’une lecture qui le rend aussi limpide que possible, jusqu’à en révéler l’humour sous-jacent. Loin de se laisser submerger, il se sert de sa dimension éruptive et foisonnante pour imposer un rythme d’enfer que ses fidèles comédiens, impeccablement dirigés, suivent sans aucune difficulté. Dans le magnifique décor, à la fois onirique et réaliste, de Jacques Gabel – qui donne l’occasion à Alain Françon de se départir de son habituelle austérité pour s’adonner à la réalisation de quelques magnifiques tableaux –, le duo-duel formé par Pierre-François Garel et Gilles Privat mène avec maestria la danse. Suivis de près par Dominique Valadié, en magnétique Inconnue, ils offrent à Peter Handke une incarnation de premier ordre, d’une qualité et d’une intelligence tout simplement irréprochables.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les Innocents, Moi et l’Inconnue au bord de la route départementale
Texte et traduction Peter Handke
Mise en scène Alain Françon
Avec Pierre-François Garel, Gilles Privat, Sophie Semin, Dominique Valadié et Laurence Côte, Daniel Dupont, Yannick Gonzalez, Sophie Lacombe, Guillaume Lévêque, Hélène N’Suka, Joseph Rolandez, Sylviane Simonet
Assistanat à la mise en scène Sophie Lacombe
Décor Jacques Gabel
Lumières Joël Hourbeigt
Costumes Marie La Rocca
Musique Marie-Jeanne Séréro
Chorégraphie Caroline Marcadé
Son Léonard Françon et Pierre Bodeux
Coiffures et maquillage Cécile KretschmarProduction Théâtre des nuages de neige
Coproduction La Colline – théâtre national, MC2: Grenoble, Théâtre National de Strasbourg, avec la participation artistique de l’Ensatt et du JTB
Le Théâtre des nuages de neige est soutenu par la Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture.
Le texte de la pièce Les Innocents, Moi et l’Inconnue au bord de la route départementale de Peter Handke est paru aux éditions Gallimard.Durée : 2h20
La Colline, Paris
du 3 au 29 mars 2020MC2 : Grenoble
du 2 au 4 avrilThéâtre National de Strasbourg
du 5 au 16 octobre
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