A ceux qui ont le sentiment d’une urgence écologique, le Ministère de la Culture pourrait donner l’impression de regarder ailleurs. Dans son budget 2020 de 44 pages, le mot écologie n’apparaît pas une seule fois1. Non plus celui de transition, durable, durabilité etc… En décidant de communiquer autour de son engagement, Jérôme Bel s’est retrouvé, lui, cible de nombreuses critiques2 issues du milieu même du spectacle vivant. N’est-il pas urgent, pourtant, de mettre en actes l’engagement écologique du secteur culturel ?
La personnalité controversée de Jérôme Bel, sa communication sans faille autour de son dernier spectacle Isadora Duncan ont donc suscité quelques vives réactions. Pour rappel, depuis quelques mois, le chorégraphe médiatise le fait qu’il ne prendra plus l’avion, assortit les annonces de son spectacle de messages sur son recours à Skype pour éviter les déplacements d’une danseuse, et en appelle sur les ondes à boycotter les compagnies qui ne prendraient pas le train. « Greenwashing », « moyen facile de se mettre en avant », « posture moralisatrice », « contre-productive », les critiques face à l’initiative de Bel sont nombreuses.
Pourtant, dès le mois de juillet, une tribune de Barbara Métais-Chastanier parue dans Libération pointait du doigt la logique anachronique à l’œuvre dans le secteur du spectacle vivant. « Les valeurs et structures qui régissent l’évaluation et le soutien en production et diffusion des œuvres (injonction à produire, à tourner, à remplir pour laquelle Avignon fait office d’hypermarché) sont héritées d’une époque qui croyait dur comme fer à l’inépuisabilité des ressources, une époque qui se foutait bien du coût social et environnemental de ce modèle présenté comme le seul possible » y expliquait la dramaturge et autrice, qui invite, entres autres recommandations à « remplacer les valeurs virilistes de qui-a-la-plus-grosse (salle, scéno, tournée, production, équipe, jauge, durée, etc.) par des valeurs plus fragiles d’interdépendance, de justice environnementale, d’écologie sociale, de relationnalité ou de communalité et par les organisations qui en découlent ? ».
Alors le secteur public du spectacle vivant, qu’on suppose concerné par la question écologique et plutôt proche d’une gauche écolo, est-il réticent à passer à l’action ? Un tour sur le site du Syndeac montre à quel point la question écologique n’y est en tout cas pas visibilisée. Aucune occurrence, par exemple, n’émane du moteur de recherche lorsqu’on y tape le terme « écologie ». Vincent Moisselin, directeur du Syndeac l’admet. « Pour le moment, cette question n’est pas vraiment à l’agenda. Depuis 18 mois, le Syndeac a surtout travaillé sur un agenda social et autour de la question de l’égalité des sexes. Ces enjeux nous ont accaparés. Maintenant, il se pourrait que lors de la prochaine élection du syndicat, un candidat porte cette thématique ».
L’analyse de Nicolas Dubourg, délégué régional du Syndeac pour l’Occitanie, est différente. Le directeur de la Vignette, théâtre universitaire de Montpellier, a également été militant écologiste et membre pendant 5 ans du bureau éxécutif d’EELV. Pour lui, « le secteur du spectacle vivant public s’est historiquement constitué en relation avec le Parti Communiste puis avec les sociaux démocrates. Mais depuis quelques années, le Syndeac porte une philosophie proche de celle de l’écologie politique. Simplement, elle le fait sans le savoir et sans le dire, parce que faute de dialogues, de rencontres, écologistes et institutionnels de la culture vivent dans deux écosystèmes séparés ». Et d’évoquer toutes ces actions du Syndeac proches des thématiques de l’écologie politique : pour une interculturalité européenne3, sur la question du genre, sur les reconnaissances des minorités, pour une action décentralisatrice, sur l’importance du travail de territoire…
« Il ne faut pas se contenter des nombreuses actions écoresponsables des festivals, des initiatives des théâtres sur les bouteilles plastique ou les éclairages LED, aussi importantes soient-elles. La question centrale qui se pose, c’est à quoi peut servir la politique culturelle pour accompagner la mutation de la société vers une politique non productiviste ? », poursuit-il. Une préoccupation qui rejoint celle que voulait porter Barbara Métais Chastanier à travers son article. Cette dernière confie en effet, croire en « une force d’exemplarité du spectacle vivant qui serait en prise avec ces questions. Pas seulement dans les contenus, les thématiques, mais aussi sur la dimension esthétique et vis-à-vis des contextes de production qui restent aujourd’hui sur des modèles néo-libéraux ».
Pour opérer cette vaste et nécessaire révolution, cependant, les périls sont nombreux. Tout d’abord, celui de « donner des billes à l’ennemi » dit Barbara Chastainier. C’est à dire de l’inciter à réduire la voilure pour un spectacle vivant « qui vit déjà depuis des années dans une forme de malthusianisme » pour Vincent Moisselin, « qui est en décroissance forcée » selon Nicolas Dubourg. Aucun scrupule à avoir donc, pour ce dernier, à en réclamer toujours davantage, là où il faudrait globalement s’orienter vers un ralentissement de l’activité. « En avoir plus pour la cuture, c’est aussi qu’il y ait moins d’argent mis ailleurs » tranche-t-il.
Mais aussi, il faut veiller à ne pas culpabiliser les artistes et à ne pas renforcer leur précarité. « L’initiative de Jérome Bel est intéressante car il utilise sa notoriété pour élargir l’audience de la question. Seulement, il ne fait que s’inscrire dans des solutions proposées par le système capitaliste », poursuit Barbara Métais Chastanier. Alors que c’est tout un système qu’il faut réviser.
« Comment mieux penser la cohérence des tournées ? Comment sortir des diffusions courtes ? Comment s’ancrer territorialement au long terme ? Comment les nouveaux enjeux planétaires s’intègrent-ils dans les esthétiques ? Comment l’imaginaire du spectacle vivant peut-il aider à sortir du capitalocène ? Je n’ai pas de solution, ni de grille normative à édicter, mais je voudrais qu’on prenne des temps collectifs pour penser à ça, qu’on tienne des assises de l’Art dans une planète abîmée », ajoute l’autrice dramaturge. Pour Nicolas Dubourg, faire se rencontrer de manière plus palpable les préoccupations écologiques et celles du monde du spectacle vivant public, et plus largement celles des politiques culturelles publiques, pourrait s’opérer à l’occasion des prochaines élections municipales et plus encore lors des régionales de 2021. « Ca commence à venir mais ça prend du temps », constate-t-il. En attendant, il faudra se contenter de la com’ de Jérôme Bel et des initiatives éparses des festivals, des scènes et des artistes1. Dans le spectacle vivant comme ailleurs, les formes de la révolution écologique restent à inventer mais c’est dans l’agenda politique qu’il faudra les imposer.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
1On notera dans ce cadre l’initiative d’une charte des artistes, acteurs et actrices culturelles pour le climat lancée en Suisse par trois artistes romands. Un exemple à suivre… ?
1https://www.culture.gouv.fr/Nous-connaitre/Decouvrir-le-ministere/Budget/Projet-de-loi-de-finances-2020
2Voir l’article d’Eve Beauvallet dans Libération ou celui de Thibaud Croisy
Je dirai juste : enfin !
Il est enfin temps de partager ce malaise qui me saisit à prendre l’avion sans fin, à faire ‘circuler’ sans durée ni direction des produits des productions et des producteurs.
Le spectacle vivant est en retard sur nos enfants.
Merci pour la photo! Quand j’ai initié le festival Reveillons Nous en 2015 au TNN autour des questions écologiques et la cop21, on m’a bien fait sentir autour de moi que ce n’était pas dans ma mission de directeur de CDN. Incroyable qu’il y a seulement 5 ans, le sujet pouvait encore sembler marginal. Difficile de trouver des pièces de théâtre et artistes concernés a l’epoque…je reste très surprise que ce ne soit pas encore vu comme le sujet numéro un de tous les artistes, et de tous les établissements artistiques. Les mots “réveillons nous” ont besoin de résonner plus fort et plus urgemment que jamais.
« Corriger les hommes en les divertissant » disait Molière, « Corriger les hommes en les réveillant (d’entre les morts) » dirait Ibsen, là est la question !
Mais il est plus facile d’écrire un livre, de faire une conférence factuelle sur le sujet que de créer un spectacle, de trouver la transposition juste, propre à toucher le plus grand nombre.
Face au déni et à l’inaction devant la catastrophe annoncée, c’est au théâtre de se réinventer, pour ma part, c’est désormais ma principale préoccupation.