Avec Familie, Milo Rau se saisit d’un fait divers et livre une mise en scène plus habile que profonde.
Il y a des spectacles qui ne peuvent laisser indifférent. Par leur sujet, comme par leur forme. Dans cette catégorie, l’on pourrait avancer que le metteur en scène suisse Milo Rau excelle. D’abord, car en explorant dans son travail la question de la violence et du mal dans le monde contemporain, Rau se saisit le plus souvent d’histoires vraies ayant marqué notre société : génocide des Tutsi au Rwanda avec Hate Radio (2011) ; affaire Dutroux avec Five Easy Pieces (2016) ; meurtre homophobe à Liège avec La Reprise. histoire(s) du théâtre (I) (2018). Qu’il s’agisse d’épisodes historiques ou de faits divers, Milo Rau ausculte l’horreur dans ce qu’elle a de plus tragique ou triviale.
Avec Familie, créé en janvier 2020 au NTGent, le théâtre de Gand qu’il dirige depuis 2018, le metteur en scène se saisit d’un drame aussi sordide qu’énigmatique : soit la découverte en 2007 à Coulogne, petite ville française située à proximité de Calais, de quatre membres d’une même famille pendus dans leur véranda. Les parents Demeester et leurs deux enfants n’ont laissé pour tout message qu’une laconique phrase « On a trop déconné, pardon… ». Si l’affaire a été classée, le mystère reste entier sur leurs motivations.
Clôturant avec Familie sa trilogie européenne, qui retrace « l’histoire de la violence en Europe du point de vue de citoyens européens lambdas » (entamée avec Five Easy Pieces et La Reprise), Milo Rau décide de réunir sur scène une vraie famille : les comédiens flamands An Miller et Filip Peeters, couple dans la vie, avec leurs deux adolescentes Leonce Peeters et Louisa Peeters. Ce choix atypique répond à l’un des dix points énoncés dans le Manifeste de Gand (« Au moins deux des acteurs sur scène ne peuvent pas être des acteurs professionnels »), profession de foi théorique dans laquelle Rau défend sa conception du théâtre. Mais il participe, également, du trouble et de l’adhésion suscitée par le spectacle, l’identification et l’empathie face à une vraie famille étant amplifiée.
Lorsque les spectateurs prennent place dans la salle, ils découvrent à l’avant-scène, devant le rideau fermé, une table sur laquelle se trouve un grand carnet et une lampe de bureau ; deux chaises ; et une caméra sur le côté ; tandis que des chants d’oiseaux résonnent au lointain. Évoquant un dispositif d’interview, cet espace ne sera investi que par l’aînée des filles. Un choix justifié par le fait que c’est elle qui prendra en charge le récit de leur histoire, et qui orchestrera le destin familial. D’ailleurs, jamais personne ne viendra s’asseoir en face d’elle, preuve que cette place nous échoit à nous, spectateurs.
Quand Familie débute, le rideau s’ouvre sur une maison aux briques rouges et aux parois vitrées, surmontée d’un grand écran. Tandis que les briques évoquent le Nord-Pas-de-Calais, les vitres, en mettant à vue toutes les pièces de la maison, font des spectateurs des entomologistes en puissance, scrutant les déplacements. Nous allons assister à une reconstitution des derniers instants de la famille, relayés par la vidéo surplombant la scène. Ces moments – préparation du dîner, repas, rangement – extrêmement prosaïques s’étirent en longueurs, et sont ponctués parfois de confidences intimes en voix-off ou dites face au public. Ils alternent également avec d’autres séquences racontant la genèse du projet, les échanges au sein de la famille Peeters-Miller sur celui-ci, ainsi que le travail d’enquête mené autour des Demeester.
Narré, donc, par l’aînée – et accompagné de traces vidéos de leur voyage jusqu’à la maison de Coulogne – ce récit étoffe le geste de reconstitution. Car comme le raconte l’adolescente, elle-même aurait eu quelques mois auparavant des pensées suicidaires – expliquant sa position de meneuse dans le suicide familial. Par ces aveux, le spectacle (voire, le théâtre) devient ici un geste de réparation, la manière d’empêcher de commettre l’irréparable en le jouant. Advient ainsi ici une autre vérité, celle de la scène, peut-être la seule qui vaille. Et si rien ne garantit la véracité de cette histoire, le dispositif réaliste et la présence d’une vraie famille encouragent à apporter du crédit à celle-ci. En apportant un surcroît de tragique, cette confidence rapproche également les deux familles. Difficile de démêler l’enquête du témoignage, la fiction documentaire de la représentation du réel, la reconstitution d’une soirée chez les Demeester ou la simple mise en jeu d’une autre, habituelle, chez les Peeters-Miller. Hélas, ces moments de trouble – jouent-ils eux-mêmes ou les Demeester ? À qui appartiennent ces paroles ? – n’empêchent pas les scènes interminables.
Si l’on comprend qu’il s’agit pour Milo Rau de donner à voir une ultime soirée dans sa banale platitude, ainsi que la trivialité d’instants précédant la mort, l’ensemble de la reconstitution se révèle bien faible, bancale, voire, carrément indigente par les évocations appuyées (sorte de phrases clin d’œil) de l’ultime geste à venir. Car ce geste ultime, donc, va venir. Et rien ne nous en sera épargné. C’est, d’ailleurs, également en cela que les spectacles de Milo Rau ne laissent jamais indifférents : tout est donné à voir, dans les moindres détails. En l’occurrence, la pendaison s’éternisera plusieurs dizaines de secondes.
Face à l’ensemble naît, au-delà de l’émotion, le sentiment étrange de ne pas avoir eu le choix, de se trouver face à un spectacle qui ne peut pas ne pas émouvoir profondément. Explicable par le propos initial ; par la présence d’une vraie famille ; par l’exposition de tous les instants du drame ; ainsi que par l’aveu terrible de l’aînée, cette sensation trouve sa source, également, dans la maîtrise formelle. Outre la scénographie et la création lumière soignées, les comédiens impeccables, le recours à des procédés scéniques (récurrents chez Milo Rau) favorisent notre immersion dans le récit et notre identification avec les personnages : vidéo en direct offrant des gros plans sur les visages, chapitrage et générique introductif et final soutenant la narration, musiques émotionnellement puissantes (qu’il s’agisse de Leonard Cohen, ou de Tristes apprêts de l’opéra Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau).
Spectacle éminemment efficace et habile, Familie serait alors trop volontariste en regard de son propos comme de l’épaisseur de celui-ci. Si cette manière de Rau d’opposer à l’énigme du geste des Demeester la représentation par le menu du drame se révèle peut-être une manière de vouloir contrer, combler son énigme, elle n’y suffit pas. Et la cavalerie d’artifices requis comme l’exposition scrupuleuse du suicide étouffent le spectacle en imposant leur charge compassionnelle.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Familie
direction
Milo Rau
dramaturgieEline Banks
assistante dramaturgieCarmen Hornbostel
dramaturgie et recherchesPeter Seynaeve
scénographie et costumesAnton Lukas
conception de costumesAnton Lukas
conception d’éclairageDennis Diels
conception vidéoMoritz von Dungern
assistant réalisateurLiesbeth Standaert
gestion de production techniqueChris Vanneste
gestion de la productionEls Jacxsens
co-producteurKünstlerhaus Mousonturm, Festival de l’Europe de Rome
cette production a été réalisée avec le soutien de L’abri fiscal belgeDurée: 1h30
La Colline
les 28 et 29 janvier, du 10 au 12 et du 17 au 19 février 2023 au Grand Théâtre
vendredi et samedi à 20h30, dimanche à 15h30
et samedis 28 janvier et 18 février à 15h30 et 20h30
spectacle en néerlandais surtitré en français et en anglais
présenté en alternance avec Grief and Beauty, deuxième volet de la Trilogy of Private Life
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