Apôtre de la magie nouvelle (tout comme son confrère Raphaël Navarro), Etienne Saglio est parti chercher l’inspiration de ses nouvelles illusions en forêt. Esthétiquement sublime, Le Bruit des loups plonge les spectateur.ices dans le paysage d’un sous-bois sombre peuplé de bêtes et de mystères autant que dans l’ambivalence de l’enfance, celle des jeux innocents et des peurs nocturnes. Un dédale émotionnel où l’on passe du rire à l’effroi et vice versa en d’imperceptibles glissements.
La scénographie, graphique et épurée, nous cueille dès l’entrée. Sur le plateau, un carrelage en damier attire le regard et invite d’emblée à une escapade imaginaire du côté d’“Alice au pays des merveilles”. Un arbuste en pot, morne et solitaire, s’y tient dans un coin tandis que sur une étagère dégouline une plante verte d’intérieur tout aussi triste. Dans cet espace froid où règnent les lignes droites et la géométrie, un homme tente désespérément de balayer les feuilles tombées qui miraculeusement prolifèrent sur le sol à vue d’œil. Peine perdue, la nature reprend ses droits dans ce spectacle poétique où la porte du placard se mue en ouverture sur l’ailleurs.
Dans l’embrasure, la forêt s’immisce, horizon d’une dramaturgie qui fait de l’alternance entre intérieur et extérieur – et de l’interpénétration des deux – son nœud de tension. Point focal de la scène, le cadre de la porte cristallise la traversée du miroir qui s’opère dans le noir. Et nous voici soudain en plein sous-bois obscur, en plein décor de conte. En un clignement de cil, nous avons chaviré dans le temps de l’enfance où jouer à se faire peur est un délice des sens, où rêves et cauchemars s’entremêlent, où il suffit d’une balançoire pour s’envoler loin, d’un amas de feuilles mortes pour se faufiler à l’abri des regards, d’un feu pour s’endormir apaisé.
Usant d’un audacieux mélange de décor physique, de projections et d’hologrammes, frictionnant l’immatériel de l’image au concret des matières et du vivant, Etienne Saglio transforme la scène en paysage immersif et sensoriel, il abolit les frontières du plateau, déplace les limites du possible et ce faisant, émerveille petits et grands. Un loup qui rôde, une colonie de chauves-souris, un géant longiligne au regard doux, un renard malicieux qui provoque l’hilarité de la salle, un orage qui tonne jusque dans nos poitrines, une souris perturbatrice, un cerf majestueux, une plante en pot qui se rebelle… c’est un livre d’images qui se déploie et tisse en toile de fond un amer constat : l’évidence du lien à la nature se dilue dans le temps, s’évapore avec la sortie de l’enfance. L’adulte s’emploie à domestiquer violemment la faune et la flore tandis que l’enfant s’y fond comme un poisson dans l’eau. Il cohabite sans heurt avec le milieu animal et végétal, il fait corps avec son élément. L’adulte le dompte avec brutalité, il s’acharne à le canaliser. D’un côté c’est un apprivoisement respectif, de l’autre c’est une soumission de l’un à l’autre. La forêt comme un liquide amniotique, écrin évident aux jeux de l’enfant, source vive de ses songes, n’est plus qu’une toile de fond chez l’adulte, un hors champ incompréhensible et menaçant.
Usant de technologies avancées et de techniques traditionnelles (comme la manipulation de marionnettes), Le Bruit des loups, dans sa conception informatique de haute volée, réussit la gageure de s’incarner puissamment malgré une trame narrative peu développée. Il fait le choix de la rêverie, de l’oscillation entre les mondes, de cultiver les atmosphères et les humeurs, l’humour et la mélancolie, de parier sur le silence, la musique et les bruits (très belle bande son de Thomas Watteau et composition musicale de Madeleine Cazenave sur un canevas que l’on connaît bien, le fameux “Promenons-nous dans les bois”, comptine enfantine qui revient en leitmotiv au piano, lestée d’accords graves et pénétrants) plutôt que sur la parole et le récit. Ce spectacle d’une beauté envoûtante vient nous reconnecter au plus profond de nous-mêmes aux forêts réelles et imaginaires que l’on a traversées, à ce désir un peu éteint, chez nous, animaux urbains, d’allumer un feu pour s’y réchauffer les mains, assis sur une racine proéminente ou une pierre mousseuse. Il vient nous rappeler, par le biais de nos sens, qu’il fait bon sortir des chemins balisés pour mieux écouter les secrets que murmure la forêt.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Le bruit des loups
Création et interprétation Étienne Saglio | Monstre(s)
Avec : Bastien Lambert, Brahim Takioullah, Émile, Nairobi
Dramaturgie et regard extérieur : Valentine Losseau
Regard extérieur : Raphaël Navarro
Scénographie : Benjamin Gabrié
Musique : Madeleine Cazenave
Lumière : Alexandre Dujardin ou Laurent Beucher
Son : Thomas Watteau ou Christophe Chauvière
Construction et régie plateau : Simon MauriceRégie générale et régie plateau : Yohann Nayet
Régie plateau : Lucie Gautier
Régie vidéo : Camille Cotineau
Régie informatique : Tom Magnier
Jeu d’acteur : Albin Warette
Costumes : Anna Le Reun
Coachs animaliers : Félix et Pascal Tréguy
Logistique de tournée : Alexandre Gautier
Direction de production, administration et diffusion : AY-ROOPProduction : Monstre(s)
Coproductions : Théâtre du Rond-Point, Paris / Théâtre National de Bretagne, Rennes / Théâtre de la Cité, CDN de Toulouse Occitanie / Les Théâtres, Aix-Marseille / Le Grand T, Théâtre de Loire Atlantique, Nantes / Les Quinconces – L’Espal, scène nationale du Mans / La Maison/Nevers, scène conventionnée Arts en territoire en préfiguration / MARS – Mons arts de la scène (Belgique) / La Faïencerie, scène conventionnée de Creil / Le Channel, scène nationale de Calais / Centre culturel Jacques Duhamel, VitréLe Carré, scène nationale et centre d’art contemporain du pays de Château-Gontier / AY-ROOP, scène de territoire pour les arts du cirque, Rennes / Le Sablier, pôle des arts de la marionnette en Normandie, Ifs / L’Hectare, scène conventionnée de Vendôme / Le Manège, scène nationale de Maubeuge / Le Grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon / La Coursive, scène nationale de La Rochelle / Le Maillon, Théâtre de Strasbourg – scène européenne, La Comédie de Genève.
Aides et soutiens : Ministère de la Culture – DGCA, DRAC Bretagne, Conseil Régional de Bretagne et Ville de Rennes.
Monstre(s) bénéficie du soutien de la Fondation BNP Paribas pour le développement de ses projets.Durée : 1h
A partir de 7 ans
Du 24 au 26 mai 2024 au Théâtre Les Gémeaux – Scène Nationale Sceaux
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