Après Babylon City en 2011, Marjorie Nakache revient avec bonheur à l’écriture de Mohamed Kacimi pour aborder le quotidien des femmes en prison. Et faire un bel éloge du collectif et de la littérature.
Si les ateliers théâtre donnés en prison expliquent en partie l’intérêt de nombreux auteurs et metteurs en scène contemporains pour le milieu carcéral, des raisons sont à chercher ailleurs. Dans les racines du geste théâtral. Dans ce qui le relie au monde et fait sa nécessité. Tous mes rêves partent de Gare d’Austerlitz de Mohamed Kacimi, mis en scène par la co-fondatrice de la compagnie Studio-Théâtre de Stains Marjorie Nakache, en est la preuve. Comme les quartiers populaires, la maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis où il intervient depuis plusieurs années a suscité chez l’auteur un désir d’« écrire le réel ». De « creuser un chemin de traverse » pour atteindre une part de la vérité des détenues. De leur solitude et de leur effacement.
Pour décor, Mohamed Kacimi imaginait « une grande pièce blanche aux murs nus », avec « au lointain, une large baie vitrée, sans barreaux » et donnant sur une forêt. Le choix de Marjorie Nakache est plus réaliste. Il suggère aussi davantage le lien entre théâtre et prison. Délimité par un liseré lumineux, avec deux étagères basses remplies de livres, le plateau est une esquisse de bibliothèque. Un lieu de culture à l’air recroquevillé. Presque clandestin. Zélie (Jamila Aznague), Rosa (Gabrielle Cohen), Lily (Olga Grumberg), Barbara (Marjorie Nakache), et Marylou (Irène Voyatzis) sacrifient leur temps de promenade pour s’y retrouver. Pour y parler littérature – un peu – et échapper un moment à réalité. Habitude perturbée par l’arrivée de Frida (Marina Pastro), arrêtée pour avoir tenté d’enlever sa fille.
Tous mes rêves partent de Gare d’Austerlitz ne documente pas la prison. Il n’en restitue pas les corps ni les paroles exactes, comme l’a par exemple fait Didier Ruiz dans Une longue peine, en mettant en scène des ex-détenus. Bien que largement nourrie par des rencontres, la pièce de Mohamed Kacimi et Marjorie Nakache repose sur une fiction qui met le réel à distance. Non pour assurer le confort du spectateur, au contraire. Car le degré de cette distance n’est jamais défini une fois pour toutes. Chaque dialogue entre Barbara, détenue en charge de la bibliothèque, et les femmes qui se succèdent dans leur petit refuge le remet en question. De même que la scène de Réveillon qui suit, où toutes se mettent à jouer On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset.
D’autant plus délicat qu’il sert un sujet sensible, l’exercice de la mise en abyme est réussi avec brio par les six comédiennes. Avec un humour et une énergie qui les mettent à l’abri de tout didactisme et de tout misérabilisme. On repense à une réplique du début de la pièce, adressée par Barbara à Marylou qui attend la visite de son compagnon : « tu verras, il viendra un moment où t’oublieras ton corps. Tu sentiras plus rien, ni ton ventre, ni tes seins, ni ton sexe ». N’est-ce pas de l’art de l’acteur qu’il est question ici, autant que de l’amenuisement de la féminité en prison ? De même lorsqu’elle précise sa pensée, affirmant que « quand une femme passe la porte de cette maison, elle n’existe plus, ni pour ses enfants, ni pour ses parents, ni pour son mec » ? Qu’entre les barreaux « t’es plus une femme, t’es plus qu’un trou de mémoire » ?
Loin d’idéaliser la prison, Marjorie Nakache et Mohamed Kacimi en disent les douleurs, mais sans se focaliser sur elles. Comme leur titre l’indique, il y a aussi beaucoup de rêve dans leur pièce. De ceux qu’on fait juste avant le réveil, laissant souvent des sentiments mitigés. Un mélange de joie et de peine. La force du collectif et le pouvoir de la langue, vive et pleine d’inventivité, dessinent ainsi une perspective certes semée d’embûches, mais aussi d’espoir. De jeu et de littérature.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
TOUS MES RÊVES PARTENT DE GARE D’AUSTERLITZ
texte
Mohamed Kacimi
mise en scène
Marjorie Nakache
éléments de scénographie
Jean-Michel Adam
costumes
Nadia Remond
lumière
Lauriano De La Rosa
son
Théo Errichiello
régie générale
Hervé Janlin
Rachid Baha
régie son et lumière
Sylvain Debeil
avec
Jamila Aznague
Gabrielle Cohen
Olga Grumberg
Marjorie Nakache
Marina Pastor
Irène VoyatzisTexte lauréat du prix Artcéna
Durée: 1h35Off 2019
Du 5 au 27 juillet 2019
TOMA 2019 – 22è édition !
Théâtres d’Outre-Mer en Avignon
A 18H
Relâches les 11, 18 et 25
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