Dans le cadre du festival Faraway à Reims, l’auteur et metteur en scène Ivan Viripaev et sa troupe ont présenté 1,8 mètres. Une succession de témoignages de citoyen.ne.s biélorusses sur la terreur exercée par le régime de Loukatchenko. Car le théâtre peut être un espace sans équivalent pour connaître, mais encore plus pour véritablement éprouver, ce qui se passe à nos portes. Un spectacle documentaire profondément frappant et marquant.
Deux comédiens vêtus de noir entrent en scène et s’adressent au public. Avec eux, leurs deux traducteurs français, tout en noir également. Le moment est solennel. Ils expliquent que la pièce n’est pas surtitrée, mais traduite en direct. Il s’agit de regarder ceux qui parlent et de ne pas être absorbé par la lecture des sous-titres. De leur donner un visage, une âme. D’éprouver notre commune humanité. Ceux qui vont parler, ce sont les comédiennes et comédiens polonais et biélorusses réunis par Ivan Viripaev. Mais surtout, celles et ceux qui s’expriment à travers eux, des femmes et hommes biélorusses qui ont été poursuivis et condamnés par le régime autoritaire de Loukatchenko, emprisonnés dans des conditions épouvantables, arbitrairement jugés, torturés, physiquement et psychologiquement. Bref, soumis à la répression d’un régime autoritaire – le mot est faible – qui, dans le sillage de son allié russe, fait proprement régner la terreur sur son territoire pour se maintenir au pouvoir.
1,8 mètres n’est donc pas un « spectacle » à proprement parler. Mais un moyen pour faire connaître un peu plus largement la situation de ce pays longtemps resté dans l’ombre, d’une dizaine de millions d’habitants, passé depuis 1994 sous la coupe du dictateur Loukatchenko. Ses méthodes, on les connaît, et les mots que nous pourrions poser dessus n’apporteraient pas grand-chose. Arrestations arbitraires, gardes à vue violentes, jugements infondés, aveux extorqués et autres conditions de détention inhumaines dans d’innommables colonies pénitentiaires. Tout cela, encore une fois, ce ne sont que des mots. Les témoignages portés par les interprètes de Viripaev sont eux bien davantage. Ils ont été écrits ou prononcés par des condamnés et leurs familles, récoltés par la troupe, et au plateau donnent à éprouver, véritablement éprouver, partager un peu, écouter, ressentir et s’arrêter sur la terrible réalité de ce qu’endure le peuple biélorusse.
Pour rappel, suite à la réélection de Loukatchenko en 2020, à plus de 80 %, la population biélorusse manifeste en masse, à Minsk, la capitale, notamment. Les rivaux politiques sont emprisonnés, ou doivent s’exiler. Les manifestants sont arrêtés. Par la suite, Loukatchenko organisera le transfert massif de migrants venus d’Afrique et d’Orient vers la frontière de la Pologne. Et le pays, servant de base arrière à l’armée russe, s’engagera dans la guerre contre l’Ukraine. Forcément, en regardant 1,8 mètres, on imagine par extension ce qu’il advient des citoyens russes arrêtés parce qu’ils ont manifesté leur opposition au régime de Poutine, ou à la guerre. Ivan Viripaev, né en Russie, est depuis quelques années installé en Pologne mais continuait d’être joué dans son pays natal. Depuis qu’il a exprimé publiquement son intention de reverser ses droits d’auteur à une association d’aide aux réfugiés ukrainiens, il y a été intégralement déprogrammé. Nouvellement titulaire de la citoyenneté polonaise, il ne souhaite plus qu’on le nomme « metteur en scène russe ». « J’ai rompu toutes les relations avec la Russie », explique-t-il.
Sur scène donc, les témoignages défilent. Debout, face public, sur des carrés de lumière figurant ces 1,8 mètres carré (la surface moyenne pour une prisonnière en Biélorussie), aux couleurs parfois rouge et blanc, qui étaient celles brandies par les manifestants. On apprend qu’une femme a été emprisonnée pour avoir été vue avec une guimauve à ces couleurs. Ou un homme parce qu’il laissait apparaître par la fenêtre de son domicile le carton d’emballage de son téléviseur, également à ces couleurs. Mais ce seront les seules occasions de sourire face à l’absurdité dictatoriale. Pour le reste, dessinant un peuple pacifique, fier de son pays, des opposants occasionnels et d’autres par conviction, une répression qui s’abat à l’aveugle – jusque sur un jeune homme déficient mental – et qui s’exerce en dehors de tout respect des droits humains, via des violences et humiliations multiples, 1,8 mètres donne à voir et entendre ce qu’ont enduré et endurent encore plus de 40.000 personnes arrêtées par les « cosmonautes », nom donné à la police d’État.
Des images des manifestations s’intercalent entre les témoignages, eux-mêmes soutenus par une création sonore. L’ensemble est simple, dépouillé. Les histoires se suffisent à eux-mêmes. Leur récit est interprété, incarné. Pour qui connaît l’écriture électrisante de Viripaev, psychédélique et teintée d’humour noir, rien de tout cela ici. Simplement des comédiennes et comédiens– pour certains obligés de se cacher pour se soustraire à la répression, et qui ne viennent donc pas saluer, pas plus qu’ils n’apparaissent sous leur nom véritable dans la distribution – qui tentent d’appréhender et de traduire le vécu de celles et ceux pour qui ils s’expriment. Ils exposent ainsi, bien sûr, toute l’horreur de la situation, mais aussi comment l’être humain résiste. Nouvelles solidarités ou reconstitutions de liens familiaux, résistance à la violence, fatalisme optimiste, espoir indécrottable. « Fais ce que tu as à faire et ce qui sera sera » termine l’un d’eux. C’est ce que tente Viripaev. Par ce spectacle dédié aux combattants de l’Ukraine, face à ce que le metteur en scène nomme « le mal universel », nous invitant à « nous unir » et à rester « dans le territoire de la lumière », il finit, avant un chant déchirant, par un simple et évident « nous ne devons pas rester silencieux ».
Eric Demey – www.sceneweb.fr
1,8 mètres
d’après des témoignages oraux et écrits de citoyennes et citoyens biélorusses
Mise en scène d’Ivan Viripaev
Avec Bartosz Bielenia, Ewelina Pankowska, Pavel Gordnitsky, Valentina Sizonenko, Pavel Haradnitski, Polina Dobrolvskaya, Polina Chebatareva, Igor Shugaleev, Oleg Garbuz.
Traduction simultanée : Manon Gallet et Axel Ducret
Scénographie : Carolina Bramowicz
Costumes : Maria Duda
Musique : Jasek Jedrasik (Projet Warszawiak)
Consultation chorégraphique : Pavel Sakowicz
Vidéo, identification graphique : Sergey Shabohin
Traduction : Agnieszka Sowinska, Joanna Bernatowicz
Production : Weda Project
Coproduction : Nowy Tatr de Varsovie
Avec le soutien du Ministère de la Culture et du Patrimoine National de la République de PologneDurée 1h30
Théâtre Nanterre Amandiers
du 14 au 18 février 2023
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !