En s’appuyant sur son beau duo-duel de comédiens, le metteur en scène Kristian Frédric dilate la danse macabre de Bernard-Marie Koltès et parvient à en libérer la troublante et puissante noirceur.
Dans Prologue et autres textes, Bernard-Marie Koltès semble préfigurer ce qui adviendra dans Dans la solitude des champs de coton. « L’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups, parce que personne n’aime recevoir de coups et tout le monde aime gagner du temps, écrit-il. Selon la raison, il est des espèces qui ne devraient jamais, dans la solitude, se trouver face à face. Mais notre territoire est trop petit, les hommes trop nombreux, les incompatibilités trop fréquentes, les heures et les lieux obscurs et déserts trop innombrables pour qu’il y ait encore de la place pour la raison. » À travers ces mots, le flamboyant dramaturge pose les bases de ce qui s’imposera, plus tard, comme le récit dialogué d’un échec, celui du langage, qui, au lieu de déminer, envenime une situation qui, quoi qu’on y fasse, de manière tragique et implacable, se soldera par une lutte à mort.
Au fil des échanges entre le Dealer et le Client, Koltès dessine, pourtant, des voies de sortie, comme autant d’issues de secours, des aiguillages à négocier pour prendre le chemin de la concorde plutôt que celui de l’affrontement. Les deux hommes pensent, d’abord, pouvoir commercer ensemble, s’allier, devenir complices et même, qui sait, prendre soin l’un de l’autre ; et puis, de tirade en tirade, ces possibilités apparaissent comme autant de mirages, balayés par cette nature qui les domine et les pousse, inéluctablement, au conflit. « Alors, quelle arme ? », conclut le Client à l’adresse du Dealer, dans une ultime réplique qui clôt la phase des négociations et ouvre celle du combat, arme au poing.
Dans la magnifique scénographie composée par Enki Bilal, sorte de terra incognita boueuse et baignée par les eaux saumâtres de l’Achéron, le Dealeur prend l’allure de Charon, le célèbre passeur des Enfers, tandis que le Client fait montre d’une naïveté calculée. Entre celui qui garde la porte du royaume d’Hadès, en compagnie de son chien Cerbère, toujours prêt à en découdre, et celui qui souhaite, à tout prix, la franchir, s’engage un subtil jeu de dupes où l’un cherche à déjouer la vigilance de l’autre pour l’emporter. Comme le laissent à penser l’amas de chaussures en fond de scène et les cris des fantômes, comme autant d’ombres suppliantes, le Client n’est pas le premier à passer par là. Le Dealeur en a vu d’autres, et profite d’un avantage sur celui qui lui fait face. Sauf qu’au gré de l’échange, dans une dynamique de vases communicants où les dettes et les créances se font et se défont, celui-ci tend à s’amenuiser.
Portée par une atmosphère sombre, cauchemardesque, lugubre, symbole d’un crépuscule qui n’en finit pas de finir, la réussite de ce spectacle tient au beau duo-duel formé par Xavier Gallais et Ivan Morane. Fin connaisseur de Koltès, dont il avait déjà monté La nuit juste avant les forêts et adapté Quai Ouest pour l’opéra, Kristian Frédric a pris le contre-pied des indications du dramaturge. Plutôt que de « jouer tout son théâtre avec l’envie de pisser », il a, au contraire, donné le temps au texte de se déployer. Habituée au débit mitraillette traditionnellement imposé aux pièces de Koltès, l’oreille du spectateur s’en trouve d’abord décontenancée. Au lieu de fuser, les tirades apparaissent lourdes, le texte lesté, enrubanné dans une gestuelle un brin trop appuyée qui tend à le masquer au lieu de le révéler.
Et puis, peu à peu, sans que l’on comprenne vraiment comment, ni pourquoi, la belle mécanique de Koltès, gorgée de sa puissance intrinsèque, parvient à reprendre ses droits. Des lumières de Yannick Anché à la création sonore et musicale d’Hervé Rigaud, tout paraît alors au service de tout et concourt à former un ensemble unique, et organique, qui grandit, se dilate et entre en expansion jusqu’à libérer sa troublante et ravageuse noirceur qui n’en finit plus de se déverser sur les deux protagonistes pour mieux les recouvrir et les engluer. Attaché à un rail dont il est dépendant, le Client paraît alors bien moins libre que le Dealer qui est, en réalité, esclave de sa mission. Grâce aux incursions de l’araméen, comme langue mère qui augmenterait celle de Koltès, cette lutte à mort en vient à rappeler une autre, plus fraternelle, celle d’Abel et Caïn qui, s’ils sont du même sang, sont aussi faits du même bois, celui qui fonde la poétique des ruines et bâtit des humains qui, quoi qu’on y fasse, n’en finiront jamais de s’affronter.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Dans la solitude des champs de coton
Texte Bernard-Marie Koltès
Mise en scène Kristian Frédric
Avec Xavier Gallais, Ivan Morane, et l’aimable participation de Tchéky Karyo
Création décor et costumes Enki Bilal
Création lumière Yannick Anché
Création sonore et musicale Hervé Rigaud
Assistante à la mise en scène Alessandra Domenici
Assistant décor Philippe Miesch
Assistante aux costumes Louise Snoek
Traducteur Araméen Père Youssef Chédid
Régisseur lumière, direction technique Yannick Anché
Régisseur son, plateau Étienne Bluteau
Chef constructeur décor Pierre Chaumont
Sculptrice et peintre décor Marion Herbst
Constructeur décor et structure Olivier Benoit
Conseiller artistique Jean-Pierre Wurtz
Travail corporel avec Ivan Morane Claude BokhobzaProduction Cie Lézards Qui Bougent Fabrik Théâtre Opéra, Bayonne
Coproduction Théâtre de la Ville, Paris ; Scène Nationale Espace Jean Legendre, Compiègne ; Théâtre d’Aurillac, Scène Conventionnée ; MAC Créteil ; La MAL Thonon Evian ; Studio Grande Armée, Neuilly-sur-Seine ; Christian Collin – Galerie d’Editions ; Enki Bilal ; Kristian Frédric
Partenaires OARA, Office Artistique Région Nouvelle Aquitaine ; Communauté d’Agglomération Pays Basque ; Département des Pyrénées-Atlantiques ; Institut national des langues et civilisations orientales
Préachats Scène Nationale du Sud-Aquitain, Bayonne ; Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône ; Théâtre de Gascogne, Scène conventionnée de Mont de Marsan ; La Merise, TrappesDurée : 2h05
MAC Créteil
du 9 au 11 mars 2023Théâtre de la Ville, Espace Cardin, Paris
du 14 au 29 marsScène Nationale du Sud-Aquitain, Bayonne
les 4 et 5 avrilThéâtre de Gascogne, Mont-de-Marsan
le 7 avrilScène Nationale Espace Legendre de Compiègne
du 11 au 13 avrilLa Merise, Trappes
le 20 avrilEspace des Arts, Chalon-sur-Saône
les 25 et 26 avrilThéâtre d’Aurillac
les 2 et 3 maiLa MAL, Thonon-Evian
le 6 mai
J’ai trouvé ça tellement lourd.
Trop de budget, trop de décors, trop de tout et surtout trop de longueurs.
Il faut s’avouer qu’Anne Alvaro et Audrey Bonnet s’ont allées bien trop loin, et qu’on ne pourra pas mieux faire pour ce texte incroyable.
Ici on s’ennuie, on ne comprend rien, les gens partent et ça ne m’étonne pas, cette mise en scène est à peine supportable pour qui connaît déjà le texte par coeur et seule l’attente du final nous fait nous ancrer. Et même à la dernière phrase où l’on pense enfin être libérés, on nous assome encore de longues minutes inutiles ; et alors que nous étions finalement prêts pour l’affrontement, rien n’arrive, sauf la déception.