Au Théâtre du Nord, Virginie Despentes met en scène Woke, un spectacle écrit à quatre, inégal, bouillonnant et drôle. Une tentative de saisie d’un phénomène contemporain multiforme et souvent caricaturé.
C’était l’ennemi de l’intérieur pour l’ancien ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, un phénomène à surveiller comme le lait sur le feu pour Frédérique Vidal quand elle chapeautait l’Enseignement supérieur, et c’est encore et toujours une secte de dangereux idéologues bien trop influents dans notre société pour la droite et l’extrême droite. Mais qu’est-ce que recouvre le mot « woke » exactement ? Le terme vient des États-Unis. Il englobe les profils hétérogènes de celles et ceux qui luttent pour des minorités, contre des discriminations diverses – sociales, racistes, sexistes notamment. Il recoupe bien des luttes en « -istes » – féministes, écologistes, anticapitalistes, décolonialistes… C’est un terme avant tout disqualifiant, comme celui de « bobo », visant des militants accusés d’intolérance, de cancel culture et autre infiltration dans les milieux scolaires et/ou culturels. Et c’est, en ce qui nous concerne, le titre choisi par Virginie Despentes pour la première pièce qu’elle met en scène au Théâtre du Nord.
Si l’on en croit sa fiction, Despentes aurait songé à appeler la pièce Travail, Famille, Patrie. Pour rire, histoire qu’on lui interdise ce titre. C’est en tout cas ce que raconte son alter ego sur scène, Susan, magistralement interprété par Sasha Andres. La célèbre autrice féministe, artiste associée au Théâtre du Nord dirigé par David Bobée, a en effet choisi, pour son premier spectacle, de mettre en scène des doubles des écrivain.e.s qu’elle a invité.e.s à travailler avec elle. Pour une composition à quatre langues : la poésie slamée de Julien Delmaire, l’écriture plus introspective d’Anne Pauly, la philosophie de genre de Paul B.Preciado, et enfin la prose punk et féministe de l’autrice de Baise-moi. Un choix périlleux. Comment décider ensemble ? Quelle place laisser à chacun.e ? Comment concilier les tempéraments, les écritures ? Les écueils étaient nombreux et laissent inévitablement des traces dans le résultat final : une tendance à la succession des monologues, et un spectacle inégal qui cherche sans cesse son point d’équilibre, son centre de gravité.
C’est d’ailleurs cette recherche qui constitue le fil rouge de Woke. L’aventure des quatre artistes qui composent leur pièce commune – la métaphore n’est pas loin. Le making-of et le work in progress donc, tout en un. On aurait pu craindre le pire, la solution de facilité quand on n’y arrive pas. Mais la direction se révèle au final assez convaincante, puisqu’elle permet de raconter la tentative d’esquisser un portrait de celleux que leurs ennemis, par amalgame, nomment « woke », mais qui ne constituent pas, pour autant, un groupe homogène ni une organisation structurée. C’est opportunément sur ce pouvoir fantasmatique du terme que démarre le spectacle, relayé par une bonne dose d’autodérision qui montre, s’il le fallait, qu’on peut être woke et porter un regard critique, amusé et amusant, sur soi.
Pour le reste, le spectacle mélange ces doubles des auteur.rice.s avec les personnages qui sortent de leur imagination. Qu’ils soient mauvaise conscience ou images fantasmatiques d’elleux-mêmes, iels mènent également un combat pour exister et échapper à la toute-puissance de leurs créateurs. Sur scène, des hommes, des femmes, des queers, des blancs, des racisé.e.s, des bi, homos, hétéros, des musicien.ne.s, rap, DJ, des comédien.ne.s, des humoristes… et des élèves de l’école du Théâtre du Nord. Face à l’étiquette cible imaginée par ses opposants, c’est la vie foisonnante, bouillonnante, baroque et créative d’une génération que Woke fait monter sur scène. Ainsi, le spectacle est décousu et fourre-tout, intello et sensuel à la fois, militant, mais pas trop, intersectionnel dans tous les sens et plein d’une vie joyeuse. Teinté aussi d’une jolie mélancolie. Coincé entre une génération qui croyait encore au progrès qu’apportaient les cadres sociaux traditionnels d’une société patriarcale et capitaliste et le risque de bascule dans les schémas autoritaires et réactionnaires qui font florès, le wokisme pourrait n’être finalement qu’un phénomène passager. Combat perdu d’avance ou mouvement générationnel qui s’imposera par la force d’entraînement de sa vitalité, il se dessine en friche, à la croisée des chemins, et le spectacle mis en scène par Virginie Despentes à son image, dans sa fragilité inventive.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Woke
Mise en scène Virginie Despentes
Texte Julien Delmaire, Virginie Despentes, Anne Pauly, Paul B. Preciado
Avec Sasha Andres, Soa de Muse, Casey, Mata Gabin, Soraya Garlenq, Félix Maritaud, Mascare, Clara Ponsot, et les élèves de l’École du Nord Clément Bigot, Sam Chemoul, Ambre Germain-Cartron, Miya Péchillon
Scénographie David Bobée, Léa Jézèquel
Assistanat à la mise en scène Fatima Ben Bassal
Lumières Stéphane Babi Aubert
Son Jean-Noël Françoise
Décor Ateliers du Théâtre du NordProduction Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing-Hauts de France
Avec le soutien des Plateaux SauvagesDurée : 2h15
Vu en mars 2024 au Théâtre du Nord, Lille
Théâtre du Nord, Lille
du 19 au 23 novembre 2024Nuits de Fourvière, Lyon
du 4 au 7 juin 2025
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