La chorégraphe américaine Faye Driscoll dévoile le tourbillon infernal Weathering, une performance-installation pour dix interprètes aux airs de tableau vivant. En créant un étau sensoriel intense, elle révèle l’effritement du monde.
Une structure blanche et carrée est plantée au milieu de la scène. Des mots chantés en choeur s’échappent des coulisses : « mouth », « skin », « intestines ». Sous une lumière vive, des hommes et des femmes en habits de ville, sacs à dos et bananes compris, sautent sur cette scène surélevée, à la texture molle instable. Leurs regards balaient tout autour, comme si les gradins étaient un paysage. La chorale continue : « suffocation », « spore », « anxiety »… Lancé innocemment, en apparence, ce chant instaure un imaginaire du corps et de la sensation. Une question au cœur du travail de la performeuse et chorégraphe Faye Driscoll. Pointure du genre aux États-Unis, basée entre New York et Los Angeles, cette artiste de 49 ans conçoit depuis plus de vingt ans des performances intenses, parfois destinées aux musées, qui mobilisent le sensible. En 2023, elle dévoilait Thank you for coming : SPACE, solo où elle invitait le public à tirer des poulies agencées en désordre en parlant de sa difficulté à faire le deuil de son père. Weathering rassemble dix interprètes pour une traversée tourbillonnante, de l’ennui à l’extase, en passant par la peine, l’inconfort et la jouissance.
Serait-ce Le Radeau de la Méduse version XXIe siècle ? Les interprètes tiennent la pose sur l’embarcation en simili cuir blanc, évoquant l’imposante composition picturale de Géricault. On croirait des statues figées en plein mouvement. Cependant, leurs tenues de ville évoquent une scène de la vie quotidienne, qui aurait été échantillonnée et offerte à notre regard. Décalage amusant. Le silence s’installe et l’inconfort des postures figées commence à contaminer les spectateurs, qui osent à peine se redresser sur leurs sièges. Deux autres interprètes, aux airs de régisseurs, descendent des gradins armés d’un spray parfumé au clou de girofle pour asperger les artistes, devenus des plantes vertes exposées dans une serre. L’atmosphère se relâche. Weathering, qui signifie « altération » en anglais, installe peu à peu une ambiance sensorielle étrange, dans laquelle on ne peut s’empêcher d’être pris. Il instaure un terrain commun, entre scène et salle, jouant des stimulations visuelles – la lumière blanche qui change progressivement –, sonores – chuchotements, inspirations gutturales en bruits de bouche –, kinesthésiques – postures tenues difficilement – et olfactives – odeurs de transpirations mêlées au clou de girofle. Alors que les performeurs se touchent, luttent, agrippent leurs vêtements, les « régisseurs » font tourner la structure de trois quarts, nous permettant de contempler la scène d’un autre angle. Leurs positions se transforment dans une lenteur quasi imperceptible. Parviendront-ils à tenir ? Peut-on les aider dans cette épreuve ?
Sans crier gare, le rythme s’accélère. Les « régisseurs » se couchent sur la plateforme, l’air assoupis, en impulsant son mouvement. Les performeurs se déshabillent, le visage extatique, rappelant les représentations picturales chrétiennes des saints. Impossible de détourner le regard de ce strip-tease qui tourne désormais à mille à l’heure. Fausses larmes déposées avec une pipette, caresses furieuses et morsures ajoutent une sensualité à cette scène furieuse. Assise dans les gradins au premier rang, Faye Driscoll rejoint la scène, solidaire du groupe, pour pousser l’embarcation et enlever les objets qui fusent de tous côtés. La machine infernale s’est emballée, devenue incontrôlable. Certains tentent de se jeter dessus et de tenir, en vain. La métaphore est simple : face à l’effritement du monde, on est tous dans le même bateau. Le savoir-faire de Faye Driscoll et son habileté à entrer en empathie avec son public parviennent toutefois à rendre palpable la complexité des réflexions qui animent notre époque. Comment tenir face au chaos ? De quelles manières sommes-nous connectées au vivant et à notre environnement ? Quelles émotions et réactions produisent le délitement des écosystèmes ? Encore une fois, on n’en sort pas indemne.
Belinda Mathieu – www.sceneweb.fr
Weathering
Conception et chorégraphie Faye Driscoll
Avec James Barrett, Kara Brody, Miguel Alejandro Castille, Amy Gernux, Maya LaLiberté, Mykel Marai Nairne, Jennifer Nugent, Cory Seals, Carlo Antonio Villanueva, Jo Warren, David Guzman, Marie Lloyd Paspe
Scénographie Jake Margolin, Nick Vaughan
Lumière Amanda K. Ringger
Musique et son Sophia Brous
Design sonore et son en direct Ryan Gamblin
composition, enregistrements sur le terrain, conception sonore Guillaume Soula
Costumes Karen Boyer
Dramaturgie Dages Juvelier Keates
Assistante à la chorégraphie Amy Gernux
Coordinateur d’intimité Yehuda Duenyas
Technique et éclairage Connor Sale
Accessoiriste Emily VizinaProduction New York Live Arts dans le cadre du programme Randjelović/Stryker Resident Commissioned Artist de New York Live Arts
Coproduction Carolina Performing Arts ; Université de Caroline du Nord ; Joyce Theater Foundation’s Artist Residency Center rendu possible grâce au financement principal de la Mellon Foundation ; Howard Gilman Foundation ; LuEsther T. Mertz Charitable Trust ; Doris Duke Charitable Foundation ; Dancers’ ; Wexner Center for the Arts ; Theater der Welt ; Julidans Amsterdam
Soutiens Faye Driscoll’s Commissioners Circle ; New York State Council on the Arts ; Café Royal Cultural Foundation ; NYC Department of Cultural Affairs
Soutien en résidence Dancers’ Workshop, Jackson Hole ; Maggie Allesee National Center for Choreography, Florida State University ; Pillow Lab, Jacob’s PillowDurée : 1h15
Vu en novembre 2025 au CENTQUATRE-Paris, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris



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