Aux Bouffes du Nord, le metteur en scène entrelace son propre passé avec le présent de jeunes comédiens de l’École du Nord, et ouvre, dans une douce et sublime mélancolie, les portes de la fabrique de l’acteur.
Le théâtre est ainsi fait qu’il suffit parfois d’un seul, et simple, élément de décor pour libérer une force évocatrice. Attribut historique de la scène, quoi qu’il en soit aujourd’hui chassé de plus en plus régulièrement, le rideau est omniprésent dans le travail de Guillaume Vincent, le plus souvent comme composante, parmi d’autres, d’une scénographie toujours luxuriante. Dans Vertige (2001-2021), il est, au contraire, la pièce-maîtresse du dispositif scénique, la clef de voûte d’un espace vide. Installé à l’arrière d’un plateau en forme de damier inachevé – où rien ne serait tout à fait fini, où rien n’aurait encore véritablement commencé, où tout serait, en définitive, encore possible – le voilà, au gré de ses allées et venues, qui dissimule autant qu’il révèle. Tout à la fois gage de protection et instrument magique, il donne les moyens, et le courage, de prononcer ces mots que la pudeur oblige à voiler, mais aussi de faire apparaître ce qui, jusqu’ici, se dérobait à la vue. Gorgé de ces facultés, il semble, dans sa solitude même, annoncer le projet du metteur en scène, cette mise à nu calculée et matinée d’illusion théâtrale, réalisée à l’aide d’un outil scénographique qui symbolise, plus qu’aucun autre, ses vingt dernières années.
Ce retour sur soi, Guillaume Vincent l’a imaginé au contact des élèves de la promotion 6 de l’École du Nord à qui il dispensait en mars et avril 2021 un stage, brusquement interrompu par les répliques de la crise du Covid. Propice, on le sait désormais, à l’introspection, ce temps suspendu donne l’occasion au metteur en scène de repenser à sa propre trajectoire, à ses années de formation à l’école du TNS, où il candidatait deux décennies plus tôt, soit, heureuse coïncidence, le temps d’une génération. L’occasion était alors trop belle de construire une pièce en forme de fiction miroir où, à travers les corps de ceux qui sont en train d’être formés en 2021, s’inviteraient les fantômes de ceux qui l’ont été au tournant des années 2000. Façon de traduire le vertige du temps, mais aussi de faire s’entrechoquer deux époques, marquées par des événements structurants – le Covid pour l’une ; la Coupe du Monde 1998, le 11-Septembre, le 21 avril 2002 et l’arrivée de la téléréalité pour l’autre – et dissemblables sur de nombreux points – l’appréhension du numérique, le rapport aux sujets sociétaux comme la diversité ou l’égalité femmes-hommes –, qui, hier comme aujourd’hui, façonnent et sculptent les apprentis comédiens.
Car, avant de convoquer sa boîte à souvenirs, Guillaume Vincent ouvre grand les portes de la fabrique de l’acteur. Avec la choralité pour moteur, le groupe des sept se construit presque aussi rapidement que les individus eux-mêmes, tant d’un point de vue personnel que professionnel. Traversés, en coulisses, par une multitude d’histoires privées – des relations amoureuses en cascade, des relations parentales à réenvisager, une grossesse à négocier, l’annonce d’une séropositivité à encaisser –, ils paraissent tout autant transformés par l’école de la vie que par celle du théâtre, qui leur permet de manier, pour mieux s’en nourrir, les mots de Tchekhov, de Shakespeare, d’Arne Lygre, de Feydeau ou encore des Vagues de Virginia Woolf qui leur sert de sublime fil conducteur. Avec l’aide de Constance de Saint Rémy, Guillaume Vincent est d’ailleurs allé plus loin et a donné à sa dramaturgie des airs de flux de conscience woolfien, qui ne cesse de bondir et de rebondir, de sauter d’une anecdote vécue ou fictive au fragment d’une pièce de théâtre, d’une confession intime à une tirade plus ou moins classique. Vecteur d’une incroyable fluidité, cette mécanique confère à l’ensemble l’aura d’un flot par lequel on se laisse aisément embarqué, et traduit l’écoulement inéluctable du temps autant que le foisonnement propre à la jeunesse.
Sous la houlette sensible et délicate du metteur en scène, les sept comédiens de la promotion 6 de l’École du Nord deviennent de magnifiques creusets aux multiples affluents. Co-auteurs du texte, ils restent eux-mêmes, gardent leurs récits et leurs convictions, mais représentent aussi l’incarnation physique des fantômes invoqués par Guillaume Vincent et des personnages, qu’au fil des tirades déclamées, ils ne cessent d’empoigner. Dopée à la fumée et aux lumières flashy, cette démonstration parfaite de ce qu’est un acteur – savant mélange de soi, des autres et de figures fictionnelles – donne une impression paradoxale d’évanescence spectrale et de matérialité poétique, et offre aux jeunes comédiens une formidable matière à jouer. Tous, à commencer par Suzanne de Baecque, Adèle Choubard et Maxime Crescini, la maîtrisent à la perfection grâce à leur engagement viscéral. Ensemble, ils brillent par leurs individualités autant que par leur collégialité, par leurs différences autant par leur unité, et transforment le théâtre, les textes et les tourments de la vie en pont entre les êtres et les générations, sur lequel Guillaume Vincent n’a plus qu’à se jucher pour, dans une douce mélancolie, leur passer le relais.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Vertige (2001–2021)
Texte et mise en scène Guillaume Vincent
Avec (issus de la promotion 6 de l’École du Nord) Suzanne de Baecque, Adèle Choubard, Maxime Crescini, Simon Decobert, Joaquim Fossi, Solène Petit, Rebecca Tetens et six enfants en alternance : Antonia Berger, Calixte Bicheron, Sacha Bigot, Gabrielle Bigot, Armand Boulet-Troise, Andjili Boutet, Vincent Callot-Siniscalchi, Asïa Chevillon, Gustave Jimenez, Paul Jungman, Martial Marchand, Carmen Matot, Jade Meynieux, Mathias Reis, Olena Renaud-Kallaur, Alicia Rio-Vinet, Célestine Rolland, Gabriel Vassart
Dramaturgie Constance de Saint Remy
Collaboration artistique Marion Stoufflet
Scénographie Hélène Jourdan
Lumières Sébastien Michaud
Costumes Lucie Ben Bâta assistée de Gwënn Tillenon
Son Tom Ménigault
Création marionnette Carole Allemand Delassus, Einat Landais
Chorégraphie Falila Taïrou
Maquillage et coiffures Mityl BrimeurProduction Cie MidiMinuit
Coproduction Théâtre Nanterre-Amandiers ; TNB – Centre Européen Théâtral et Chorégraphique ; Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing ; La Comédie de Reims – CDN ; Théâtre de Lorient – CDN ; Centre Dramatique National Besançon Franche-Comté ; Scène Nationale 61
Coréalisation Théâtre des Bouffes du Nord
Avec le soutien du T2G – CDN de Gennevilliers et de l’Odéon-Théâtre de l’EuropeLa Cie MidiMinuit est soutenue par la DRAC Ile-de-France – Ministère de la Culture au titre de l’aide aux compagnies dramatiques conventionnées. Avec le dispositif d’insertion de l’École du Nord, soutenu par la Région Hauts-de-France et le Ministère de la Culture.
Durée : 2h40 (entracte compris)
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers
du 23 mars au 8 avril 2023La Comédie, Centre Dramatique National de Reims
du 12 au 14 avrilCentre Dramatique National de Besançon Franche-Comté
du 25 au 27 avrilTNB – Centre Européen Théâtral et Chorégraphique, Rennes
du 6 au 9 juinFestival d’Anjou
en juin
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