Projet passionnant co-signé par Frédérique Aït-Touati et Bruno Latour de son vivant, Trilogie terrestre est une expérience sensationnelle de pensée par le théâtre, qui compacte trois conférences du chercheur dans un écrin-écran où se projettent nos représentations en mouvement.
L’hospitalité est de mise au MAIF Social Club. Entièrement gratuit, ce lieu atypique du Marais parisien ouvre ses portes à toutes et tous avec un corner café, un espace de coworking, un coin boutique dédié au développement durable et un coin bibliothèque où les livres se consultent sur place. Cet écosystème de vie qui rend concret le vivre-ensemble s’articule dans un espace ouvert en rez-de-chaussée, dont la plus grande partie est consacrée à une exposition collective d’art contemporain sur un temps long et avec un thème lié à des enjeux de société. Depuis peu, et jusqu’au 26 juillet prochain, l’exposition Chaosmos propose des œuvres protéiformes d’artistes d’aujourd’hui, originaires de différents continents, en lien avec notre imaginaire du cosmos et notre habitat terrestre. En parallèle, et en résonance avec le motif exploré, se développe toute une programmation culturelle éclectique : conférences, ateliers, visites guidées et spectacle vivant. Trilogie terrestre, concept imaginé par Frédérique Aït-Touati, également à la mise en scène du dispositif, et Bruno Latour, éminent philosophe et sociologue, grand penseur des questions écologiques qui nous agitent, fait donc partie de ces projets pluridisciplinaires satellites qui viennent prolonger, étoffer et éclairer la ligne thématique.
Performance conçue à partir de trois conférences du chercheur décédé en octobre 2022, Trilogie terrestre regroupe, en versions raccourcies, les trois propositions scéniques créées successivement en 2016 (INSIDE), 2019 (MOVING EARTH) et 2020 (VIRAL), grâce à un processus de recherche et de création au long cours initié au Théâtre Nanterre-Amandiers. Ces expérimentations consistant à tenter de tisser serré dimensions philosophique et scénique ont l’objectif avoué de faire s’épanouir au plateau une pensée en mouvement. C’est donc tout naturellement que le comédien Duncan Evennou nous invite à une « expérience de pensée » collective après nous avoir guidé des escaliers jusqu’à l’espace de représentation qui abolit, grâce à sa scénographie immersive et laborantine, un rapport scène/salle conventionnel et verrouillé. Physiquement, le public se masse dans un cocon blanc feutré, dont les murs et le sol sont tapissés d’un même revêtement immaculé et douillet qui fait tampon avec le monde extérieur, et change notre rapport à la temporalité. Exit le rythme effréné de la ville autour. Voici venu le temps de la pensée à voix haute qui se transmet, de la pensée partagée qui circule, de la pensée qui avance sur un tempo chaotique et irrégulier, s’illustre, digresse, rebondit, et pourtant jamais ne nous perd. En ce sens, Duncan Evennou, qui prend en charge cette parole exceptionnelle d’acuité, de ressources, d’intelligence fine et d’empathie avec son sujet, fait littéralement corps avec elle et lui rend sa vivacité et sa vitalité première. Bruno Latour n’est plus depuis peu, mais ce projet perpétue en creux sa présence, son apport inestimable au monde des idées. Sa recherche est une boussole et cette Trilogie terrestre le prouve de bout en bout.
Au centre, une immense table basse rectangulaire prolonge le décor en une page blanche géante, surface de réflexion et de projection, un espace de travail où s’amasseront les outils nécessaires à matérialiser l’argumentaire qui a besoin de s’incarner pour pleinement se conscientiser. Photographies, cartes, dessins, schémas, livres, objets… La lumière fera le reste, variant du rouge au bleu au blanc, non par patriotisme, mais pour créer, elle aussi, une atmosphère particulière, une bulle. On se croirait propulsé dans une capsule spatio-temporelle à des années-lumière du cœur historique de Paris. On se croirait dans un vaisseau spatial flottant à la surface de cette fabuleuse zone critique qui nous est explicitée. On se croirait dans une cellule, une microparticule. Rouge de la caverne platonicienne évoquée au début, rouge du sang de la vie qui bat sous terre ; bleu océanique et maritime, bleu mystérieux ; blanc de l’éclaircissement, de nos consciences en présence dans ce même bain incertain. Nos repères ont valsé par le hublot. On ne sait plus trop où l’on est, mais on est dedans et ensemble. Et même serré au coude à coude et genou à genou, car la jauge est limitée et le public curieux nombreux. Nous voici donc respirant le même air à l’intérieur d’un même biotope, nos regards tournés vers les images égrenées, notre attention tout entière suspendue à la matière scientifique brassée, mise à notre portée.
Et le lieu du théâtre, étymologiquement le lieu où l’on voit, s’avère on ne peut plus approprié à ce qui est ici questionné, compulsé : nos représentations, nos points de vue, nos imaginaires. La planète bleue schématisée, vue de loin et chargée de fantasmes, logo devenu émoji virtuel, n’a plus lieu d’être. Pour réinventer nos façons de l’habiter, c’est depuis l’intérieur qu’il nous faut la regarder, la sentir vibrer et respirer. Nous avons besoin de nouvelles cosmologies, de faire advenir une nouvelle science de la terre, de produire de nouvelles cartes d’orientation. Nous vivons un monde nouveau aux enjeux colossaux. La révolution galiléenne de 1610 qui a fait basculer l’humanité dans le temps infini du cosmos a laissé place aujourd’hui à un nouvel ordre cosmique qui mérite que les bases de notre ordre social soient remaniées en profondeur. La relativité d’Einstein a laissé place à une nouvelle ère, celle de la relation. L’expérience qui se vit dans ce temps de la représentation constitue à prendre de la hauteur de vue en plongeant ensemble. Paradoxe vertigineux et revigorant.
Les sources et supports sont multiples et suffisamment éclectiques pour ne jamais nous ennuyer : extraits de l’adaptation cinématographique de la pièce de Brecht, La Vie de Galilée, par Joseph Losey, Space Oddity de David Bowie revisitée, images documentaires de manifestations pour la défense du climat, photo du désert de Dune, projet filmique inachevé d’Alejandro Jodorowsky, dessins à main nue, et en direct, pour mieux expliciter un développement, une hypothèse… Nos sens scopiques et auditifs sont sollicités pour aérer la densité du discours produit. Les échelles varient aussi. Les images sont projetées tantôt à plat, agrandies dans toute la longueur du plateau central, tantôt dans le dos de notre orateur hors pair, à l’aise comme un poisson dans l’eau, surfant allègrement sur le dos de l’impro et du par cœur. Sa prestation est remarquable, saluons-la, et la connexion établie avec l’auditoire opère à chaque instant sans faillir. Les yeux dans les yeux avec son public, dans une proximité qui fait le sel de l’expérience, Duncan Evennou est bien plus qu’un interprète, c’est un passeur de la plus belle espèce. On le suit à la trace, on navigue à vue, on ne perd pas une miette, et ces élans, émotions et enthousiasmes deviennent les nôtres dans un rapport vertueux d’écoute et de transmission. Vases communicants qui nous élèvent. L’expérience est non seulement passionnante, mais elle ouvre en grand les chakras du cerveau, élargit les portes de la perception, bouscule notre périmètre de vision et ravive nos espoirs. Elle crée, dans les trois dimensions de l’espace, ce théâtre de la pensée rêvé à plusieurs. On en sort grandi, plus vivant que jamais, et terrien, rien de moins. Mais c’est déjà tellement.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Trilogie terrestre
Conception Bruno Latour, Frédérique Aït-Touati
Mise en scène Frédérique Aït-Touati
Avec Duncan Evennou
Assistante à la mise en scène Esther Denis
Scénographie, lumière, vidéo Patrick Laffont De Lojo
Musique originale Grian ChattenProduction Zone Critique
Coproduction Centre Pompidou ; Théâtre Nanterre-Amandiers ; Berliner Festspiele
Avec la participation du DICRéAM et le soutien de la Fondation CarassoDurée : 1h45
MAIF Social Club, Paris
du 19 au 22 février 2025Théâtre Olympia, CDN de Tours
du 13 au 15 marsScènes de Territoire, Bressuire
le 20 mars
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