Sonia Leplat dirige la Maison des Pratiques Artistiques Amateurs, et comme tous les lieux culturels, les activités sont à l’arrêt. Elle nous envoie cette tribune dans sa maison…vide.
Depuis le début du confinement, on me demande si je vais annuler « Frontière(s)* ». Cette question résonne
douloureusement comme toutes les décisions d’annulation de programmation alors que nous n’avons aucune idée
du temps d’isolement et de précaution encore nécessaire. Elle met également en lumière la spécificité de la MPAA : la création de spectacles en amateur. Et qui connait le spectacle vivant sait combien le temps est l’ingrédient
indispensable. La suspension de l’activité depuis le 14 mars interdit toute projection de restitutions, réalisations, spectacles, partages, rencontres.
Le confinement fait sauter aux yeux comme une bombe la nécessaire réunion des trois ingrédients du spectacle :
le temps, le lieu, les autres.
Les spectacles et les répétitions sont à l’arrêt, chacun·e est chez soi, artistes et publics, produisant et accédant à la culture dématérialisable. Celle qui permet d’émettre et d’être destinataires sans se déplacer. Celle qu’il nous reste quand les corps ne peuvent se retrouver que d’un balcon à l’autre. La vidéo, les mots, l’écriture, le dessin, la photographie, les visites virtuelles, les podcasts, ouvrent une fenêtre rassurante sur l’inépuisable créativité et l’insatiable curiosité. C’est rassurant. En attendant.
Car pour beaucoup d’entre nous, il manque l’essentiel. La présence physique. L’autre, sans son corps, son odeur,
sa peau. Toi, vous, nous, tu, moi parmi les autres. Il manque les rendez-vous, publics et privés, que l’on se donne, que l’on honore, que l’on manque, dans des endroits qui ne sont pas domestiques.
La Maison des Pratiques Artistiques Amateurs n’a jamais été aussi peu une « maison ». C’est aujourd’hui une
maison vide. Elle assume de jouer dans la catégorie « activité non-essentielle », elle qui propose des répétitions de théâtre, de danse, de musique, des pratiques collectives en amateur, du partage avec des artistes
professionnel·le·s, des espaces de recul et de réflexion sur la manière de mutualiser les forces et les moyens et
d’entretenir l’idée que par-dessus tout, on s’implique dans ce que l’on aime, et donc dans ce que l’on connait.
Elle assume d’être le lieu des « premières fois », de l’essai, du changement de cap. S’appuyer sur ce que l’on
maitrise pour aller vers l’inconnu : danser quand on n’a jamais fait que du théâtre, changer d’instrument, passer à la mise en scène, se mettre à l’écriture, à la MAO, se lancer enfin, seul·e ou entre potes qui partagent notre amour de l’alexandrin, du krump, du steel-drum.
Jouer avec le territoire
« Frontière(s) » se prépare depuis plus d’un an. L’enjeu des « projets de territoire » est de révéler une présence artistique au cœur des quartiers où chaque site de la MPAA est implanté. Ils offrent une opportunité de rencontre entre les habitant·e·s, les artistes, les organismes qui toute l’année se préoccupent d’insertion, d’accompagnement, de soin, mais aussi de création et d’émancipation. Ils éprouvent la capacité de construire ensemble l’écrin le plus adapté à l’expression artistique, dans l’espace public, sans faire fi de la réalité des contraintes et des cloisonnements.
En 2019, le quartier Didot et le 14ème arrondissement sont devenus une scène à ciel ouvert entièrement dédiée à
la danse, comme un appel à occuper la rue avec nos corps, nos peaux, nos langages qui incarnent le politique
autant que l’intime et le sensible, qui réunissent ce que l’on oppose en vain.
En 2020, se pose la question des frontières dans le 20ème arrondissement. Qu’y-a-t-il entre toi et moi ? Tout ce qui nous sépare et tout ce qui nous réunit. Qui est l’étranger, l’étrangère ? Qui est légitime ? Quel pas de côté pour ébranler nos postures, fissurer nos masques ? Pour laisser passer une autre lumière ? Qu’est-ce qu’une zone de confort ?
En préparant ces projets, je sentais l’urgence de sortir de la mienne, de zone de confort. De la nôtre, responsables artistiques et culturel·le·s. De questionner ce qui parait simple aujourd’hui : ne rien changer, demander à l’artiste de rencontrer l’humain à coups de cases cochées dans les dossiers de demande de subvention, sans inventer un moyen plus adéquat pour faire savoir ce que cela produit pour les gens.
« Frontière(s) », comme tout projet in situ, n’a pas de recette, pas de plan tout fait. Selon la formule consacrée, on avance en marchant. L’artiste (ou la structure qui l’emploie), ne peut rien réaliser en dehors de la rencontre.
Proposer, inventer, tester, performer, oui, mais c’est bien dans la rencontre avec la présence de l’autre que son
geste prend sens. L’artiste compose avec l’humain, sa pleine légitimité d’existence et d’expression, sa force dans sa présence ou son refus d’obtempérer, son autonomie. Créer avec et non pour (le public, les habitant·e·s, les gens…), c’est se déplacer (dit-elle, en plein confinement).
C’est un peu tarte à la crème, non ? Ô Capitaine, mon Capitaine… Pas si sûr. La course à l’échalote n’a jamais
cessé, la notoriété artistique et le commun ne font pas si bon ménage. Les institutions travaillent avec les « publics des quartiers sensibles », mais que nous importe au fond les réalisations de Raymonde, Dylan, Latifa, Diabaté, Mireille, Jean-Loup, Iovana… ?
S’entourer d’artistes de talent qui frémissement de cette énergie du partage est possible, facile parfois, tant l’amour de l’autre et les étoiles dans les yeux sont des moteurs. Mais il faut rassurer aussi, faire ensemble, se confronter au réel : des personnes qu’on croyait convaincues ne reviennent pas, des ateliers qu’on croyait tellement bien conçus sont vides. Et il faut tout recommencer, sans quitter des yeux les moyens réellement disponibles et l’exigence de la création.
Dans le cas de « Frontière(s) », en plus de réunir ces artistes convaincu·e·s, j’ai eu la chance de rencontrer Pier Lamandé, à qui j’ai proposé d’être artiste associé, qui en est le chef d’orchestre, mais surtout le complice de chaque instant, partageant avec une même conviction son sens de l’humain, sa patience et son écoute, et surtout son rapport sain à la prise de risque artistique.
Tout est devenu plus vivant encore, riche et passionnant, profond, compliqué, enthousiasmant. Parce que
l’expression du sensible prend le pas sur les mots et les idées. Pas seulement sur scène, mais dans le projet lui même. C’est cela qu’apporte l’artiste.
La notion de relation n’a jamais été aussi forte.
On crée du lien, une manière de se relier à l’autre, par l’objet artistique.
Les relations avec les publics, c’est de là que je viens et je n’en suis jamais sortie. J’ai du mal à employer le mot public qui n’est que parcellaire et indélicat, le fruit d’une attente, qui enferme dans une conception passive la personne assise voire captive dans son fauteuil. Je rêve de spectacles debout, où le corps circule en même temps que les idées, et d’expositions allongées, de projections la tête en bas, d’expériences ludiques et collectives, conviviales, simples.
Annulation ou début d’autre chose ?
Frontière(s) s’est ouvert in extremis le 29 février (un jour qui n’existe que tous les quatre ans) sous un halo de soleil un samedi de giboulées, comme une promesse d’écoute et d’attention, un ruban coupé vers un quelque-part qui devait se dérouler de mars à septembre, enjambant l’été, faisant des amateurs·trices de printemps un public de l’automne qui deviendrait à son tour amateur au printemps, ad libitum.
En rencontrant déjà les personnes inscrites aux ateliers, les associations du quartier, les partenaires, l’équipe** du projet a démarré « Frontière(s) » depuis longtemps, et rien de ce qui se noue ne peut être annulé. Nous avançons en marchant et c’est peut-être là que tout commence. Nous n’annulerons pas la conscience d’un territoire et de ses forces vives.
Alors, le 26 septembre prochain, ce n’est pas le projet que nous étions en train de dessiner qui prendra forme,
mais celui qui naitra de la rencontre entre le temps dont chacun·e aura disposé, les lieux où nous pourrons nous
réunir, et l’état d’esprit de chacun·e d’entre nous.
En interrogeant la matière (le territoire et ses habitant·e·s) et en offrant un écrin de rencontre (espace et temps), nous avions déjà choisi de questionner le modèle. Il ne s’agit pas d’action culturelle, ni de médiation entre le public et une œuvre, qui pourrait exister ailleurs. Il s’agit de légitimer l’expression et le partage artistiques, à cet endroit bien précis. Nous présenterons en public un objet dont nous ne savons rien. Nous proposerons, parce que c’était le projet, à chacun de s’exprimer dans une rue Saint-Blaise qui est autant chez nous que l’est notre salon.
Il y aura bien un 26 septembre pour « Frontière(s) ». Il y a aura l’humain, il y aura l’échange, la joie d’accueillir et de partager. Car n’est-ce pas notre vocation, responsables artistiques et culturel·le·s : offrir le meilleur contexte aux échanges humains et donner leur place aux expressions artistiques ? Respecter le temps de la rencontre et de l’écoute. Réinterroger sa parole quand elle n’a pu être reçue. Quoi de plus vrai à l’heure où j’écris, celle où le succès d’une œuvre s’apprécie en « like » et en octets.
Ironie du sort, le Covid-19 nous confine chez nous. Il n’y a jamais eu autant de frontières, de barrières,
d’empêchements, d’impossibles. Plus de corps, d’accolades, de mains, de regards sur des gens qu’on ne connait
pas. Pas de surprise au coin de la rue, pas de rencontres fortuites avec un autre qui ne nous ressemblerait pas.
La culture est désirée. Par celles et ceux qui la connaissent, qui la fréquentent, qui sont souvent les mêmes que
celles et ceux qui n’ont pas le temps d’en consommer assez. Alors, on se connecte. A ce que l’on connait, à ce qui nous ressemble. Peut-on faire autrement ?
« Frontière(s) » après le confinement
Deux conditions sont préalables à « Frontière(s) » le 26 septembre. La première est bien évidemment l’autorisation de se réunir. Je suis obligée d’y penser. Peut-être que le confinement sera terminé, mais les lieux culturels auront-ils rouvert ? Et les rassemblements publics seront-ils de nouveau permis ? Passée cette boule d’angoisse, une autre anxiété, plus grande encore : aurons-nous envie ? Qu’aura fait de nous le confinement ? Les frontières géographiques fermées seront-elles rouvertes ? Quelles en seront les conséquences, humaines ?
Politiques ?
Et entre nous ? En voudra-t-on à celui ou celle qui s’est installé·e dans sa maison de campagne quand nous
sommes resté·e·s à la Ville ? Que dira-t-on à son voisin qui est allé chaque jour à 8h45 faire la queue devant
Monoprix pour une plaquette de beurre ou une boite de petits pois ? Comment envisager de pardonner à la famille
qui habite au-dessus les galopades des enfants jusqu’à 22h parce qu’il n’a pas école demain… Quid des messages
sur les portes invitant l’infirmier, la médecin, à quitter son logement ?
Et au sein de nos familles ? Deuils ? Impacts financiers ? Impacts du confinement sur le couple, la relation avec
les enfants ?
Et en nous-mêmes ? Y-a-t-il eu un voyage intérieur durant cette période d’isolement ? Peut-on finalement vivre
avec soi-même ? Quels moyens ai-je mobilisés pour ne pas avoir à me poser la question ?
Pour que « Frontière(s) » ait lieu, il faudra le temps de se retrouver, le temps de l’écoute afin de nous comprendre, et peut-être de réaliser des choses ensemble, mais il faudra surtout un contexte. Il faudra qu’après cette crise sans précédent et ce confinement inédit, celui d’où je vous parle, celui d’où peut-être vous me lisez, les cœurs soient ouverts à l’autre. Et puissent l’être. Éthiquement, matériellement.
Il va nous falloir inventer une manière de mener les politiques culturelles demain. Il va nous falloir questionner le pouvoir. Celui donné à un petit nombre à travers les moyens de la création. Il va nous falloir sanctuariser ce que nos politiques publiques de la culture ont de grand et questionner leurs limites, en formulant (enfin) nos ambitions pour l’expression des cultures. En questionnant le pouvoir, et je ne doute pas que nous allons le questionner, il va nous falloir miser sur la capacité, comme principale source d’interaction entre les humains, y compris celle du geste artistique. Comme nouvelle ère, contemporaine du female gaze et de l’écologie.
« Frontière(s) » propose d’expérimenter le point de vue de l’autre, de sortir de sa zone de confort.
Et nous voici confiné·e·s, au plus près de nous-mêmes, face à notre premier étranger·e. Celui ou celle que nous
sommes en l’absence de qui nous regarde, dans les coulisses et les loges de nos rôles sociaux. Une zone entre
parenthèses, permettant d’approcher nos envies.
La mienne me pousse à réaliser à quel point l’autre me manque. La richesse humaine que l’on ne choisit pas. Les
aventures microscopiques du commun. L’air nécessaire, l’équilibre entre le flux émetteur et le flux récepteur, l’artère et la veine. L’expression artistique est inhérente à notre humanité. Elle prend le risque de l’interaction. Je rêve que cette période révèle au public récepteur qu’il est aussi conducteur, voire créateur. Parce qu’il est humain, tout simplement. Je rêve et les frontières deviennent des fils qui se tissent, se croisent et se décroisent à l’envie.
« Frontière(s) » ne propose que cela. Être des napperons tissés de toutes celles et ceux qui constituent les fils, le sens, le commun. L’entre deux qui permet la distance pour prendre forme.
Sonia Leplat – directrice de la MPAA.
Notes
*Frontière(s) est le projet de territoire 2020 mis en place par la MPAA/Saint-Blaise dans le 20ème arrondissement. A partir d’un fil rouge thématique en cohérence avec le quartier, les habitant·e·s, les partenaires, les artistes, sont invité·e·s à se rencontrer et à mettre en partage la création artistique en lien avec des enjeux sociaux et urbains.
Le 26 septembre est la journée « point d’orgue » où se déploient dans l’espace public toutes les réalisations, non comme un final, mais plutôt un commencement pour envisager le territoire dans la durée avec les yeux de celles et ceux qui ont partagé sept mois d’aventures artistiques.
**L’équipe : un grand merci à tous les artistes mobilisé·e·s et à leurs équipes : Artazoï (Retro, Michaël Barek, Rouge), Bardaf !,
Marcus Borja, Miguel Borras, Etienne Gaillochet, Sylvain Groud, Félix Jousserand, la Khta Compagnie, Georgette Kala-Lobé, France Keyser, Pier Lamandé, Elisa Monteil, Raphaël Mouterde, Vhan Olson Dombo, Tony Regazzoni, Tristan Rothhut, Anthony Thibault, Diane Villanueva, Z’arts Prod, aux acteurs du territoire dans leur diversité, et à l’équipe de la MPAA, notamment celle de Saint-Blaise : Romain Audoynaud, Léo Ducatez, Manon Berehouc et Florence Taïeb.
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