« Ce n’est pas parce que « ils » nous bloquent ou parce que « nous » ne les écoutons pas, mais c’est tout simplement parce que nous n’avons pas encore l’intelligence pour inventer le monde dont nous prétendons, si prétentieusement, si malhonnêtement, être les rêveurs. » Hier soir, le directeur de la Colline, Wajdi Mouawad a expliqué dans une longue tribune pourquoi son théâtre, toujours occupé par des étudiant.e.s en école d’art, reste fermé.
Fasciite nécrosante
À celles et ceux qui,
innombrablement innombrables,
ne comprennent pas grand-chose,
ni à la non-ouverture de certains théâtres,
ni aux mouvements de contestation qui les occupent,
ni à ce qui les oppose,
ni à ce qui les relie.
Dans la famille des streptocoques, il en est un, fasciite nécrosante, mieux connu sous l’appellation de bactérie mangeuse de chair, qui correspond assez bien à la situation. Une dévoration née du piège dans lequel nous, directions des théâtres et occupants, sommes tombés, piège dont nous sommes en grande partie responsables, celui de devoir sacrifier soit le théâtre soit la révolte. Reprendre les activités de l’un, c’est diminuer la nécessité de l’autre, privilégier la force de l’autre, c’est empêcher l’un.
À croire que c’est une faiblesse de l’orgueil humain, sa démesure, dont les auteurs grecs n’ont eu de cesse de nous mettre en garde, qui nous conduit à retomber sur cette idée christique du sacrifice, ce streptocoque de la destruction qui exige que pour que quelque chose puisse exister, il faille nécessairement égorger quelque chose d’autre. Pour lutter contre fasciite nécrosante, il faut amputer le membre gangrené. Sacrifions ceci pour sauver cela, disent les uns et les autres, sans se douter que tout sacrifice finit toujours par se payer au retour de ce qui a été sacrifié. Toujours dans la chute, dans l’amertume et le cynisme.
Nous avons pourtant, autant les occupants que les directions des théâtres, tenté de faire preuve d’intelligence pour relier théâtre et révolte et ainsi, non seulement éviter le sacrifice, mais tenter d’inventer quelque chose de nouveau, né de la chance offerte par les occupations pour les théâtres et par les théâtres pour les occupants. Nous avons essayé. Ce fut un échec. Pour tous. Que ce soient ceux qui ont fait intervenir les forces de l’ordre, que ce soient les lieux dont les occupants sont partis du jour au lendemain sans donner d’explication, que ce soient les lieux qui ont trouvé un arrangement tiède pour le mouvement ou pour le théâtre, ou ceux qui n’ont trouvé aucun arrangement. C’est un échec d’autant plus visqueux que tout cela n’intéresse personne au-delà des protagonistes qui y jouent leur bien triste rôle. La cote d’écoute est à un niveau glaciaire, digne d’un film en latin sous-titré en gothique, avec une mauvaise réception sur un poste de télévision de l’année 68, en noir et blanc, où l’image saute régulièrement. Pour la plupart de nos contemporains dont nous prétendons vouloir le bien, nous, théâtres prodiguant des spectacles et des tonnes de bonnes pensées et les occupants, dans cette bataille pour tout le monde qui ne rassemble pas grand monde (à La Colline, hier, ils étaient quatre) prodiguant tout autant de bonnes intentions, nous sommes ineptes et sots. Gravement ridicules. Tous. Chacune et chacun, lui et elle, luielle eului eulelle, çuelles et huile. Tou.t.e.s et tou.s. À croire que nous sommes beaucoup plus religieux que nous le pensions et que nous ne pouvons pas imaginer une solution sans qu’un sacrifice ait lieu. Nous qui nous réclamons d’une grande laïcité, nous qui prétendons être ouverts à l’autre, nous n’avons fait qu’entériner, jour après jour, tous autant que nous sommes, une triste messe faite de quiproquos, de malentendus, d’accusations maladroites et de calculs indignes de ceux qui se réclament des mots et de la poésie. Des curés qui s’ignorent. « Nous croyons savoir et nous ne savons pas que nous croyons ». Nous avons communié à l’hostie de nos « entre-soi ». Tous. Jolie branlette à laquelle la majorité de nos concitoyens ne comprend strictement rien et surtout pas le plaisir que l’on peut tirer d’un tel onanisme.
Mais c’est ainsi. Chaque époque a les engagés qu’elle mérite. Et c’est nous, les engagés. Ça en dit beaucoup sur l’époque. Triste époque. Au moins, ayons l’élégance de reconnaître que nous n’avons pas su être brillants. Alors fasciite nécrosante. Et nous nous dévorons. « Où sont les poètes ? » interroge avec à propos un post-it collé dans le hall de La Colline. Les poètes ? Je crois qu’il faut leur foutre la paix. On ne mérite pas de prononcer un tel mot. Ils sont, je crois, morts de rire.
Ce qui aurait été beau, évidemment, oui, c’est d’arriver, de ces théâtres et de ces révoltes, à faire un théâtre révolté. Mais pour l’instant, personne n’est prêt à faire le pas vers l’autre pour abandonner ce qui lui est cher. Les directions ne prennent pas part aux revendications des occupants et les occupants n’ont pas grand-chose à faire des conséquences des fermetures. Les uns disent comprendre les revendications des autres, les autres affirment comprendre la tristesse des uns. Bon. C’est chouette. On se comprend. C’est cool. On est ouvert. On a de l’empathie. Nous sommes épatants. Bon. Pourtant, certains crient victoire lorsqu’un théâtre voit les occupants partir, certains crient victoire lorsque l’on voit un nouveau théâtre bloqué. Dialogue de sourds comme on dit. Mais sourd à quoi ? À ce qui sourd bien entendu et qui ne dit pas son nom de l’insatisfaction générale qui s’est emparée du monde. Fragmenté, atomisé, chacun fait son magasinage au supermarché des chagrins : « ça, c’est mon malheur : je prends ; ça ce n’est pas mon malheur, je m’en fiche. Tiens ! Un malheur en solde ! Je prends, on ne sait jamais… » Et on passe à la caisse : fasciite nécrosante, quel bras va-t-on se couper pour payer son marché de chagrins ? Atomisation des intérêts, atomisation d’un monde qui n’accepte que de parler de soi. Jamais de l’autre. Le Rassemblement National a gagné du terrain et nous sommes, nous, directeurs et occupants, ses meilleurs représentants, puisqu’au-delà de toutes nos postures, nous faisons jour après jour de l’identité notre position, le ferment, le fer de lance de notre existence. Je suis un précaire, tu es un nanti, je suis un intermittent, je suis un chômeur, je suis un artiste, je suis un handicapé, je suis un noir, je suis un arabe. Depuis Molière la France est le pays des catégories : l’avare. Le tartuffe. Le médecin. Les précieuses. Le bourgeois. On prend une catégorie et on se fout de sa gueule. Quatre cents ans plus tard, quelques révolutions, des abolitions, des guerres mondiales, des collaborations et des résistances, des J’accuse, des Communards, des Vichystes, des bourreaux plus tard, nous en sommes encore à je suis cégétiste, je suis jeune, je suis étudiant-précaire, je suis nudiste-en-position-de-fragilisation, je suis bourgeois-précarisé-mais-en-voie-de-transformation, je-suis-futur-voltigeur-chômeur-mais-dandy-à-caractère-assexué-mais-que-pour-le-IVe-arrondissement-sauf-le-dimanche-où-j’élargis-jusqu’au-XIe-mais-pas-au-delà-du-boulevard-Voltaire, etc etc. Catégories, fragments, chacun dans son groupe, chacun dans son coin et, le plus drôle, c’est que chacun prétend se battre pour les intérêts de tout le monde. Atomisation des altruismes. Si la véritable bataille est celle de la collectivité, de l’être ensemble, alors cette bataille nous l’avons complètement perdue. Occupants et directions, nous sommes battus par nos identités qui ne disent pas leurs noms.
Dans cette situation, impossible d’arriver à autre chose qu’à la tentation d’accuser l’autre camp d’être la cause du malheur. Le conflit israélo-palestinien ne raconte pas autre chose, en beaucoup plus terrible est-il nécessaire de le dire et je n’oserais pas comparer les situations ne serait-ce que par respect pour Issam et Elie, deux copains palestiniens avec qui je zoome et qui habitent la bande de Gaza. Ils suivent notre aventure comme on suivrait une série et, chaque nuit, ils me demandent de leur faire un point sur la situation des théâtres et du mouvement car ça leur change les idées et, surtout, ça les fait rigoler, ça leur fait beaucoup de bien d’entendre mes récits au milieu de leur malheur (surtout quand je leur dis que « nous aussi nous sommes occupés » ce qui déclenche chez eux une hilarité extraordinaire !). Et avant-hier, racontant nos négociations entre occupants et directions, Elie a eu les larmes aux yeux (nous étions un peu éméchés) et m’a dit « Ha ya Wajoud ! C’est pour ça qu’on se bat depuis trois générations ! Pour que nous puissions un jour avoir vos problèmes ! ». Alors non, je n’oserais pas comparer, mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Et penser que dans toutes les situations de conflit, petit ou grand, beau ou minable, le nerf de l’humiliation est toujours celui auquel on accorde le moins d’importance bien qu’il soit le plus douloureux. Et, en ce sens, les Yitzhak Rabin finissent toujours assassinés.
La métaphore pour parler de ce qui nous occupe ne peut donc pas être celle de ce conflit fraternel qui ensanglante le Moyen-Orient, mais bel et bien fasciite nécrosante dévoreuse de chair.
Voilà pourquoi le théâtre de La Colline n’ouvre pas ses portes. Ce n’est pas parce que « ils » nous bloquent ou parce que « nous » ne les écoutons pas, mais c’est tout simplement parce que nous n’avons pas encore l’intelligence pour inventer le monde dont nous prétendons, si prétentieusement, si malhonnêtement, être les rêveurs.
Wajdi Mouawad
le 20 mai 2021
Ps : Et l’État demanderaient certains ? L’État ? Eh bien l’État étage. De bas en haut. Et sans ascenseur : au rez-de-chaussée il ne se préoccupe pas des occupants, au 1er, il veut que les théâtres cessent d’être occupés, au deuxième, il a donné de l’argent à la culture et, tout en haut, dans les anciennes chambres de bonnes, il ne débat pas sur la réforme de l’assurance chômage dont le mouvement d’occupation exige le retrait.
W Mouawad a vu juste : nous sommes pitoyables face un pouvoir politique autoritaire sourd à toutes réflexions sociales. Il nous faut réinventer nos modes de lutte.
RÉPONSE À WAJDI MOUAWAD
Bonjour Wajdi Mouawad,
Nous ne nous connaissons pas, simplement croisés sans doute. Je connais un peu votre travail, vous connaissez peut-être le mien, je ne sais pas. Cela n’a pas d’importance pour ce que j’ai envie de vous dire aujourd’hui.
Je lis votre texte et ne peux m’empêcher d’être en colère malgré la certaine perspicacité du pamphlet et le fait que certains de vos mots touchent au but. Cependant, il est des coups de gueule qui, au lieu de réveiller, assènent la gueule de bois, vous en foutent plein la gueule et vous laissent la gueule en vrac sans même l’envie de mordre. Ce goût là , je le sens dans ma bouche à la lecture de votre texte.
Je ne fais pas partie des directeurs de théâtre même si, pendant dix ans, j’ai co-dirigé un lieu de création. Je ne fait pas non plus partie des occupants actuels de la centaine de théâtres dits « occupés », j’avoue que je n’en ai pas eu l’énergie au long cours. J’ai simplement pris le temps de passer les voir à quatre ou cinq endroits en France pour les écouter, les lire, l’ouvrir à mon tour de temps en temps sur quelques interventions et leur dire aussi que je les admirais.
Il me semble qu’avant de déclarer forfait un mouvement qui a eu le courage de se construire en pleine épidémie au moment où chacun était sommé de rester chez soi pour attendre que « cela passe » dans le silence, un mouvement qui a relié, envers et contre tout, des fils qui n’avaient jusqu’ici jamais été vraiment reliés dans une lutte commune – au moins depuis des décennies – sous l’impulsion des artistes qui ont souhaité ici à tous prix, que d’autres qu’eux, AVEC eux, pour une fois soient au centre des discussions, des luttes à penser et à mener pour l’avenir, un mouvement où finalement au gré des situations plus ou moins heureuses – car les occupations n’ont pas été les mêmes partout, vous le stipulez dans votre texte – a tenté de faire une place à chacun, de penser par îlots et essayer d’en composer un archipel, d’échanger avec les autres pour ré-apprendre à se parler et à se comprendre, articuler des revendications communes et diversifiées… Il me semble donc, avant de le détruire ce mouvement, par quelques paroles bien pensées certes mais terriblement négatives et qui seront plus écoutées que d’autres, qu’il faudrait au contraire lui rendre sa noblesse, inventer non pas contre lui mais AVEC lui, sa suite…
Vous avez, Wajdi Mouawad, l’honnêteté de dire tout le long de votre texte « nous » et pas « eux ». Donc si ce « nous » est réel, qu’attendons-nous, vous comme moi, comme tous les autres, pour inventer une suite à ce mouvement ? Vous êtes à une place ou sans trop de mal, cette suite, vous pouvez en être acteur, comme d’autres qui vous aideront à l’être à partir de leur propre place qu’elle soit visible ou non. Qu’attendons-nous, vous, moi, eux, ensemble, pour, non plus se plaindre ou continuer à rêver ( je ne suis pas du tout sûre que le mot « rêveur » soit le mot juste pour qualifier les artistes… mais c’est un autre débat!) mais trouver les forces de se réinterroger et d’aller vers une révolution permanente des esprits – je pèse mes mots pour « la révolution permanente »? Et vous voyez, je vous prends au mot : il ne suffit pas de déclarer que nous sommes « sots » et que nous n’avons pas les moyens de réinventer les armes de l’intelligence pour une vraie lutte . Non ! il suffirait peut être simplement, une fois cette petite déprime passée, de reprendre courage et de n’avoir pas peur de l’effort qu’il reste à fournir.
Il faut du temps, parfois du calme, parfois de la colère, et peut-être aussi parfois un peu de bêtise ( « les sots ») pour prendre la mesure de nos forces et de celles qui nous font face. Il faut du lien pour s’organiser, il faut aussi des récits… Et cela pourrait être une partie de notre job à nous les artistes : Faire leS récitS de ce qui s’est passé depuis deux mois dans les théâtres, pour pouvoir éclaircir ce qui nous empêche… et nous donner des outils et des armes neuves. Si les deux mille personnes qui se sont mobilisées partout en France dans les théâtres faisaient chacun LEUR récit de ces occupations, je donne fort à parier que les plateaux de théâtres s’en trouveraient déjà un peu changés. Cela ne suffirait pas, non, pour la révolte véritable en convergence avec d’autres luttes parfois bien plus cruelles, mais ce serait peut-être un pas de plus pour inventer la suite et avoir l’estomac de s’engager bien plus.
Le monde va mal, oui, je suis aussi bien placée que vous pour le savoir. Mes amis qui sont peut-être les mêmes que les vôtres à Gaza, au Moyen-Orient, sur le continent africain ou en Haïti, mes amis qui vivent la pleine guerre, et qui, pour certains, que je les connaisse ou non, tentent de franchir les frontières pour venir vers nous, ici, et avoir au moins des chances de survie, mes amis donc, peuvent en effet se moquer de notre impuissance à changer la donne d’un coup de gueule et ils auront raison ! Mais ce qu’ils savent aussi, comme nous nous devrions le savoir et que vous ne dites pas, c’est que partout où il y a des gens qui se parlent, qui agissent collectivement, qui tentent de penser ensemble, malgré et AVEC leurs diversités d’origines, d’âges, de statuts, d’éducation, de parcours, partout où il y a des gens qui cherchent ensemble à réfléchir le monde pour le changer, qui trouvent les moyens d’agir, même un tout petit peu, vers l’égalité, ces gens-là ne méritent ni le ridicule ni le mépris.
Je vous prends au mot Wajdi Mouawad, donnons nous les moyens de l’intelligence et sortons de du cercle infernal d’un pessimisme qui nous condamne.
Avec mon amitié.
Catherine Boskowitz
Il faut fermer tous les théâtres. Grève générale.
Cher Wajdi,
J’ai beaucoup apprécié votre tribune qui a le mérite de dénoncer l’assourdissant débat entre directeur-ices de lieux bien nourris et payés par l’état et travailleur-ses chômeur-ses payés par l’état.
Et donc par les uns les autres nourris par toustes.
Les uns les autres se croient investis d’une mission altruiste, les directeur-ices pour les spectateur-ices, les travailleur-ses pour tous les chômeur-ses et tous les précaires.
Les pauvres mettent des banderoles sur les institutions bourgeoises pour non pas dénoncer ces institutions élitistes, mais pour s’en prendre à l’état. On n’attaque pas les veaux d’or quand ils nous nourrissent.
D’ailleurs on quitte les lieux quand on risque d’annuler des spectacles. Ce serait tellement grave que nos spectateurices soient privées un jour de plus de leur terrasse culturelle?
Finalement, c’est une lutte des classes qui a lieu très au dessus de cette moitié des français-es qui gagnent moins de 1700e par mois.
Comparer à Gaza ?
La comparaison aux gilets jaunes, serait plus pertinente.
Elle est déjà un beau clivage.
Et elle n’est pas enterrée.
La lutte des classes existe, et les moins de 1700e n’ont que foutre je pense des débats entre les occupants et les occupés des institutions culturelles françaises, entre les tenant-es des 2000e et celleux des 8000e mensuels.
Ce n’est pas tant le RN que nous nourrissons avec notre culture identitaire, c’est la récolte de celleux qui ne participent pas, et qui rêvent sans doute mieux dans leurs assemblées constituantes que dans nos théâtres.
Lutte des classes, privilèges, exclusivités, rentes et octrois. La culture française est, comme la garde républicaine sur les tapis rouges devant l’assemblée, une résurgence de la cour de l’ancien régime.
Une guerre larvée entre fouquet et louis xiv pendant que les autres regardent le prix de l’essence et des cordons bleus.
Après ces considérations personnelles à priori inutiles, une seule question à t’adresser Wajdi : tu dis que pour ne pas faire le sacrifice de la révolution ou de la culture, il faut faire un théâtre révolutionnaire.
Qui est mieux placé que toi pour tenter quelque chose ?
Es tu toi même pris dans la peur de perdre ? De te faire déborder par le conservatisme opportuniste de Braunschweig et Nordey ?
En vrai, tu risques quoi ?
Bien à toi,
Bgm