Dans le cadre du Festival d’Avignon qu’il dirige, l’artiste portugais met en scène la troupe de la Comédie-Française dans un tissage entre la tragédie d’Euripide et l’histoire intime d’une comédienne. Brassant questions théâtrales, politiques et sociales, le mélange se fait au détriment de toutes ses composantes.
Au milieu de l’arc de cercle formé par les hautes pierres de la carrière de Boulbon, la longue table derrière laquelle s’installent les comédiens-français en même temps que les spectateurs d’Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues a l’air aussi dérisoire que déplacé. La masse recouverte d’une bâche, placée au centre du très vaste espace de jeu, semble nous adresser une promesse, celle d’une surprise qui viendrait justifier la reconstitution en ce lieu d’une salle de répétition théâtrale, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Cet élément scénographique mystérieux nous rappelle une image, vue un an plus tôt au même endroit dans Le Jardin des délices de Philippe Quesne : celle d’un groupe étrange traînant jusqu’au centre du plateau un objet lui aussi camouflé sous un drap. Face à la tentative maladroite d’Elsa Lepoivre, Éric Génovèse, Denis Podalydès, Loïc Corbery, Gaël Kamilindi, Élissa Alloula et Séphora Pondi de donner l’illusion d’une discussion joyeuse et animée entre acteurs abordant leur premier jour de travail, le souvenir du spectacle d’hier se précise. On se souvient de l’œuf géant que finissaient par dévoiler les protagonistes du Jardin, et de la manière dont ces derniers habitaient le décor minéral de leurs rituels bizarres subtilement inspirés de l’œuvre de Jérôme Bosch.
La carrière de Boulbon vit intensément, ou ne vit pas du tout. Philippe Quesne l’a faite vibrer, ajoutant ainsi une belle page de théâtre à toutes celles qu’a accueillies ce lieu singulier et historique du Festival d’Avignon ; Tiago Rodrigues la laisse de marbre. Et la grande statue argentée de chienne que les artistes sortent à mi-chemin de son enveloppe n’y change rien. L’absence de dialogue de Tiago Rodrigues et de son équipe avec l’endroit chargé de mémoire qu’ils occupent n’est hélas qu’une des rencontres manquées qui constituent Hécube, pas Hécube. Une autre, plus importante encore dans la mesure où elle suivra la pièce au-delà du Festival d’Avignon, concerne l’œuvre d’Euripide dont Tiago Rodrigues reprend le titre et qu’il combine avec un texte de sa plume. Lequel raconte les tourments d’une comédienne d’aujourd’hui, Nadia (Elsa Lepoivre), engagée dans un combat visant à rendre justice à son fils autiste maltraité au sein de l’institution qui l’a pris en charge. Point d’union entre la tragédie antique et le drame contemporain, le cadre de la répétition théâtrale apparaît comme artificiel, ainsi que le laissait déjà craindre l’installation des comédiens, qui, à la manière d’un choeur, exposent en vitesse la tragédie qui s’annonce.
Le temps ne cesse de presser dans Hécube, pas Hécube. À peine le spectacle commencé, Nadia doit quitter son personnage d’Hécube, ancienne reine de Troie devenue esclave après la prise de sa ville par les Grecs, pour aller retrouver le procureur pour un premier rendez-vous. Après une lecture à bride abattue de la fin de la pièce d’Euripide, elle y est, retrouvant face à elle Denis Podalydès qui dans les scènes de répétitions incarne un metteur un peu dépassé par les évènements, dont l’une des phrases préférées est : « Euripide méritait mieux ». Cette alternance toujours assez hâtive entre moments de travail théâtral et discussions juridiques se poursuit tout au long du spectacle avec un systématisme qui empêche l’un comme l’autre de ces deux fils entrelacés de s’épanouir. Les explications et commentaires fournis par le chœur quant à la nature du lien unissant le théâtre et la vie sont aussi trop simplistes pour permettre une circulation vivante et sensée entre les parties de cette double fable. Elles apparaissent souvent davantage comme des tentatives de justifier un choix d’écriture peu convaincant que comme l’expression d’un véritable regard sur la rencontre qui y est tentée. « Au théâtre, Nadia essaie de s’imprégner de la douleur d’Hécube. Elle se dit peut-être que la douleur d’Hécube est plus grande que la sienne. Peut-être se sent-elle soulagée de vivre sur scène une douleur plus grande que la sienne », dit par exemple Élissa Alloula sous la forme d’une adresse directe au public qui caractérise toutes les répliques de ce type. Ce qui, plutôt que de renforcer le lien entre Hécube et Nadia, a tendance à en souligner la distance ou, pire, l’indifférence.
Si l’héroïne de la tragédie d’Euripide cherche elle aussi à venger ses enfants presque tous morts des conséquences de la guerre, en particulier son fils Polydore qu’elle retrouve assassiné après l’avoir confié au roi des Thraces, Polymestor (Loïc Corbery), c’est pour des raisons fort différentes de celles de Nadia. Et ces différences ne sont pas le seul fait des vingt-cinq siècles qui séparent les deux combats. Contrairement à celle qu’elle apprend à incarner en répétitions, c’est contre son propre État que Nadia entreprend une lutte, celui-ci finissant par être reconnu coupable du dysfonctionnement de la structure d’accueil pour enfants handicapés et plus largement de son abandon des plus vulnérables. Les comédiens font leur possible pour donner l’impression d’une évidence à ce parallèle hasardeux. En cela, Elsa Lepoivre s’en sort mieux lorsque sa Nadia parle en tant que mère, avec une sensibilité absente des moments de répétitions qui nous présentent Hécube dans un désordre dont la raison d’être s’avère contestable. Les clichés auxquels a recours Tiago Rodrigues pour aborder l’autisme – le fils, au passage finement prénommé Otis et passionné par la musique d’Otis Redding, passe son temps à se cogner la tête contre les murs et à s’automutiler – nuisent pourtant à ces passages. Sans parler de la « danse » réalisée par tous les comédiens coiffés d’un casque et se tapant les poings contre la poitrine afin de donner à voir leur désir d’aller vers Otis.
La vision du théâtre qui se dégage de cet Hécube, pas Hécube est elle aussi problématique, d’autant plus au moment où le Rassemblement National se rapproche du pouvoir. Alors que Tiago Rodrigues n’a eu de cesse jusque-là de dire la nécessité de défendre la pensée complexe du théâtre contre l’efficacité et la productivité, ainsi que contre la montée de l’extrême droite, il donne ici à voir un groupe théâtral qui n’a pas le temps – ni sans doute l’argent – de ses ambitions, d’ailleurs très moyennes, mais s’en accommode avec le sourire. Comme si, après tout, faire un petit Hécube entre copains suffisait bien. Dans des pièces comme By Heart, avec laquelle on le découvrait en France en 2014, ou encore comme le magnifique Sopro, qu’il présentait au Festival d’Avignon en 2017, Tiago Rodrigues a pourtant prouvé qu’il était capable de grandes et délicates odes à l’art théâtral, à sa capacité de résistance que l’on trouve ici gravement émoussée.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Hécube, pas Hécube
Texte et mise en scène Tiago Rodrigues
Traduction Thomas Resendes (français)
Avec les interprètes de la Comédie-Française : Éric Génovèse, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Gaël Kamilindi, Élissa Alloula, Séphora Pondi
Scénographie Fernando Ribeiro
Costumes José António Tenente
Lumière Rui Monteiro
Musique et son Pedro Costa
Collaboration artistique Sophie Bricaire
Traduction pour le surtitrage PantheaProduction Comédie-Française
Coproduction Festival d’Avignon
Avec le soutien de la Ville de Boulbon, Fondation pour la Comédie Française et de la Spedidam pour la 78e édition du Festival d’Avignon
En partenariat avec ThéâtredelaCité Centre dramatique national Toulouse Occitanie
Remerciements Natacha Koutchoumov et sa famille, Sofia Milheiro, l’équipe de la Comédie-Française, l’équipe du ThéâtredelaCité Centre dramatique national Toulouse Occitanie
Captation en partenariat avec France TélévisionsHécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues, traduction Thomas Resendes, est publié aux éditions Les Solitaires intempestifs en juillet 2024. Avec des extraits de Hécube d’Euripide, traduction Marie Delcourt-Curvers, publié aux éditions Gallimard.
Durée : 2 heures
Festival d’Avignon 2024
Carrière de Boulbon
du 30 juin au 16 juillet, relâche les 3 et 10 juillet, à 22hFestival d’Athènes, Épidaure (Grèce)
les 26 et 27 juilletDivadlo International Theatre Festival, Pilsen (République Tchèque)
les 11 et 12 septembreSlovak national theatre, Bratislava (Slovaquie)
les 20 et 21 septembreBitef Festival, Belgrade (Serbie)
les 26 et 27 septembreCankarjev dom, Ljubljana (Slovénie)
les 7 et 8 octobreIKSV – Istanbul Film Festival, Istanbul (Turquie)
les 2 et 3 novembreThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie
du 15 au 23 novembreComédie de Genève
du 28 novembre au 1er décembreAnthéa Antipolis Théâtre d’Antibes
les 6 et 7 décembreTeatros del Canal, Madrid
du 3 au 5 janvier 2025Centro Cultural de Belém, Lisbonne
du 9 au 11 janvierDe Singel Theater, Anvers
les 17 et 18 janvierLes Théâtres de la Ville, Luxembourg
du 23 au 25 janvierLa Coursive, Scène Nationale La Rochelle
les 29 et 30 janvierComédie-Française, Paris
du 28 mai au 25 juin
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