A La Comédie de Caen, le metteur en scène se mesure à l’un des chefs d’oeuvre de Pier Paolo Pasolini et tombe sur un os.
Les artistes qui se frottent, sur les planches, à l’oeuvre de Pier Paolo Pasolini se scindent en deux écoles. Ceux, d’un côté, qui l’appréhendent avec sérieux, révérence et parfois même un goût certain pour le sacré, tel Stanislas Nordey dont il fût longtemps, de Bête de style à Affabulazione en passant par Calderon, Porcherie et Pylade, l’un des auteurs fétiches ; et ceux, de l’autre, qui épousent son côté grinçant et tentent d’exploiter son potentiel comique, voire parodique. Pierre Maillet est résolument de ces derniers. En amoureux de l’écrivain et réalisateur italien qu’il est, le metteur en scène a tenu à lui bâtir une ode théâtrale en s’appuyant, notamment, sur son roman Théorème – qui a servi de base au film du même nom –, mais aussi sur un texte laissé inachevé, Qui suis je. Dans cet autoportrait en forme de point d’étape, l’artiste, alors fraîchement émigré aux Etats-Unis, où il a fui les attaques dont il faisait l’objet en Italie, dresse un bilan et trace des perspectives, y compris le canevas de son futur chef d’oeuvre.
Pasolinienne à souhait, cette trame met en branle une famille de la grande bourgeoisie milanaise, présentée par le menu. Dans le jardin où ils se retrouvent pour se sustenter, se tiennent, face à face, le père, Paolo, propriétaire d’usine et dépressif, la mère, Lucia, oisive par nature, le fils, Pierre, bien sous tous rapports, et la fille, Odette, rebelle de bac à sable. A leur côté, le prolétariat est représentée par la bonne, Emilia, qui s’échine à servir ces riches sans histoire(s). Jusqu’au jour où, venu de nulle part, mais sans tout à fait surprendre son monde, débarque un jeune homme d’une beauté qui crève les yeux – et l’écran lorsqu’il est incarné par Terence Stamp. Les uns après les autres, le fils, la bonne, la mère, la fille et même le père vont succomber à son charme, sans que le bel éphèbe, qui leur offre physiquement ce qu’ils veulent, ne le provoque réellement. Une fois ses devoirs accomplis, l’homme s’en retourne, aussi vite qu’il est venu, et laisse derrière lui une famille intimement et profondément tourneboulée. « Et tout le monde, dans l’attente, dans le Souvenir, comme apôtre d’un Christ non crucifié mais perdu, a son destin, écrit Pier Paolo Pasolini. C’est un théorème ; et chaque destin est un corollaire. »
Creuset d’une expérience cinématographique en dehors de tout sentier battu, qui tient sans doute autant à son ambiance formelle qu’à son scénario stricto sensu, l’oeuvre de l’artiste italien semblait, à première vue, particulièrement complexe à adapter, et Pierre Maillet l’a vérifié, à ses dépens. Tout se passe comme si il était tombé sur un os, comme si il n’avait, en définitive, pas réussi à trouver les clefs de cette parabole, son théorème, au-delà de la pure illustration qui n’arrive jamais à la cheville, et c’était quasiment inévitable, du travail de Pier Paolo Pasolini. Au lieu de se focaliser sur la trame initiale, qui ne manque pourtant pas de zones d’ombre à éclaircir et d’équivoques à lever, le metteur en scène cherche à l’augmenter, jusqu’à la noyer au milieu d’un commentaire, y compris scénique, par trop bavard. Surtout, il paraît, de gré ou de force, vouloir prendre cette œuvre pasolinienne à la légère en appuyant sur la pédale comique, quitte à rater sa cible et à perdre une bonne partie de sa profondeur originelle.
Ce qui, chez Pier Paolo Pasolini, apparaissait limpide – ce pamphlet contre les apparences sociales bourgeoises qu’il convient de briser pour mieux accéder à la vérité de chacun et, qui sait, à une forme ou une autre de salut, plus ou moins acceptable – peine alors à émerger dans l’adaptation théâtrale qu’en livre Pierre Maillet. Coincé sous une couche de rire frivole et d’italianités – particulièrement musicales, de Le marionette de Christophe à Sarà perché ti amo de Ricchi e Poveri –, le propos strictement politique – celui lié aux « destins de ce monde où toi, avec ton désagréable sourire anticommuniste, et moi, avec ma haine infantile antibourgeoise, sommes frères », tance Pasolini – peine à émerger. Reste, malgré tout, une belle énergie de plateau, portée par la non moins élégante scénographie de Nicolas Marie. Constamment à la relance, à commencer par Valentin Clerc, Luca Fiorello et Simon Terrenoire, les comédiens, et notamment Marilú Marini aussi à l’aise en bonne renfrognée qu’en sainte aux cheveux verts, parviennent à donner une épaisseur et une âme aux personnages qu’ils incarnent. Jusqu’à former, sous la direction ronde de Pierre Maillet, une troupe lumineuse, trop lumineuse pour l’univers pasolinien qui a besoin, plus que d’autres, d’ombre pour fourbir et dégainer ses armes.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Théorème(s)
Librement inspiré du roman Théorème (traduction José Guidi / Editions Gallimard) et du texte Qui je suis (traduction Jean-Pierre Milleli / Editions Arléas) de Pier Paolo Pasolini
Adaptation et mise en scène Pierre Maillet
Avec Arthur Amard, Valentin Clerc, Alicia Devidal, Luca Fiorello, Benjamin Kahn, Frédérique Loliée, Pierre Maillet, Marilú Marini, Thomas Nicolle, Simon Terrenoire, Elsa Verdon, Rachid Zanouda
Collaboration artistique Charles Bosson et Luca Fiorello
Assistant à la mise en scène Thomas Jubert
Lumières Bruno Marsol
Son Guillaume Bosson
Scénographie Nicolas Marie
Régie générale Thomas Nicolle
Costumes Ouria Dahmani-Khouhli
Perruques et maquillages Cécile KretschmarProduction Les Lucioles – Rennes
Co-production Comédie de Saint-Etienne, Centre Dramatique National ; Comédie de Colmar, CDN Grand Est Alsace ; Comédie de Caen, CDN de Normandie ; Théâtre National de Bretagne ; Théâtre Sorano ; Théâtre + Cinéma, Scène nationale du Grand Narbonne
Avec l’aide du Ministère de la Culture et de la Communication (dispositif compagnonnage) et le soutien de la SPEDIDAMDurée : 2h40
Comédie de Caen – CDN de Normandie
du 18 au 20 octobre 2021Théâtre National de Bretagne, Rennes
du 9 au 13 novembreComédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace
les 3 et 4 mars 2022Théâtre de Nîmes – Scène conventionnée
les 15 et 16 marsThéâtre Sorano, Toulouse
du 12 au 14 avril
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